Les choix sont pour moi une partie essentielle du jeu de rôle. J’ai souvent dit, en jeu de rôle classique, que les choix et le libre arbitre étaient les seuls biens des joueuses. C’est plus un slogan qu’une analyse fine, mais cela souligne l’importance que les choix ont pour moi. Qu’il faut les ouvrir à nos partenaires de jeu, et les faire compter. Que ce soit à l’animation de partie, dans les diverses préparations, ou dans la séance même, quel que soit notre rôle, les choix abondent, sont essentiels à l’expérience de jeu, et je voudrais quelque peu en parler. Pour en prendre conscience, et jouer en connaissance de cause. Jouer intentionnellement.
Tous les choix ne sont pas égaux, tous n’impliquent pas les mêmes choses. Une rapide typologie me paraît donc utile pour commencer. C’est à moitié bricolé, n’hésitez surtout pas une seconde s’il vous semble manquer quelque chose ou si vous n’êtes pas d’accord à ajouter votre pierre à l’édifice. C’est une classification tout à fait personnelle aussi, et comme toute classification, c’est une grille de lecture de la réalité, mais pas la réalité objective. Il n’y a donc pas de vérité intrinsèque dans ce classement, juste une approche qui permettra de voir ce qui est approprié pour un type de choix ou non.
Je vais parler pour commencer ici uniquement de la nature essentielle du choix, sa constitution fondamentale ; mais cela ne peut pas s’arrêter là, il y a bien d’autres critères intéressants que je voudrais aborder par la suite.
Il s’agit d’approches, en quelque sorte d’ingrédients qu’un choix peut contenir, qui peuvent être panachés. En jeu de rôle peu de choix sont d’un seul ingrédient, d’une seule approche.
Vous le comprendrez rapidement, les approches qui constituent un choix dépendent autant de la manière dont il se présente – de manière explicite ou implicite, par les règles, le jouer, une participante – que de la manière dont on s’en saisit. Bien sûr, la présentation peut l’orienter, mais elle ne suffit pas.
1. Le choix créatif
Je vais appeler choix créatif un choix qui est arbitraire et précise le cadre de jeu. Il ne répond pas vraiment à une pression du jouer (toutes mes excuses pour ce barbarisme, mais le mot jeu a trop de sens et d’ambiguïté, et écrire l’acte de jouer, ou l’acte de jeu n’est pas fondamentalement mieux) autrement que dans le fait qu’il faille faire un choix. Le choix créatif est souvent un choix expressif, il peut mettre en place, illustrer ou offrir quelque chose, comme un thème, un reflet de soi, une préoccupation, un clin d’œil, répondre ou offrir à une autre joueuse. Mais pas nécessairement.
Quelques exemples :
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Pour ton personnage, choisis son nom et son look.
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Quel mystère allons-nous rencontrer ?
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Quelles sont les principales caractéristiques pour lesquelles cette tribu est connue ?
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Que se passe-t-il quand un personnage est blessé ?
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Comment allons-nous dessiner la carte de l’univers de jeu ? Quels éléments allons-nous placer où ?
Le choix créatif participe à la création du cadre, il précise les choses sur l’univers de jeu (la fiction), il devient souvent une contrainte pour la suite.
Une autre propriété importante est que le choix créatif n’est en général pas un choix d’un personnage, d’un élément du monde fictionnel, mais vraiment le choix d’une joueuse. (Bien sûr, c’est objectivement toujours le cas, mais je crois que vous comprenez ce que je veux dire.)
Pour moi, le plaisir du choix créatif est… de créer, de proposer quelque chose avec lequel jouer.
2. Le choix expressif
Cousin du choix créatif, le choix expressif est celui où on ne précise pas le cadre de jeu, mais où l’on meut celui-ci. Il répond généralement à une pression du jouer. Il est posé de manière à exprimer quelque chose, que ce soit sur la fiction et/ou sur la réalité, la joueuse, la tablée ; il transmet quelque chose de plus que lui-même, que ce soit sérieusement ou par humour, de manière unilatérale ou réservée à une personne précise, claire ou cryptique, à un ou plusieurs niveaux…
Quelques exemples :
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Comment ce personnage va-t-il réagir au chagrin ?
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Quels mots vais-je utiliser ? Quelle voix prendre ? Quelle gestuelle ?
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Pour mon personnage, la robe est-elle blanche, ou bleue ?
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Comment moi, joueuse, vais-je réagir personnellement, à ce qu’il se passe ? Vais-je acclamer ?
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Vais-je réagir par le mépris, la pitié, ou la compassion ?
D’une certaine façon, l’ingrédient expressif du choix pose qu’il n’y aura pas de conséquence, ou du moins que ces conséquences sont moins importantes que ce que l’on exprime. Ce n’est bien sûr pas toujours le cas, voire, selon les jeux, pas souvent. La dimension expressive du choix reste toutefois pour moi bien souvent celle qui est la plus importante, celle pour laquelle je joue. Mêlée aux autres ingrédients, c’est, pour moi, celui qui l’emporte.
Pour moi, le plaisir du choix expressif est de communiquer quelque chose, de faire réagir les autres et de se faire réagir soi.
3. Le choix d’optimisation
C’est le type de choix rencontré dans les jeux de stratégies, en particulier les jeux combinatoires à information parfaite comme les échecs et le go. Ils demandent une analyse de la situation, parfois très profonde et ardue. Il y a, généralement ici, un meilleur choix possible, en fonction des objectifs fixés, un choix plus efficace que tous les autres. L’intérêt du choix d’optimisation, le plaisir, est de le déterminer, de mener l’analyse nécessaire. Lorsque le meilleur choix est connu, il s’impose quasi mécaniquement. Dans cette mesure, ce n’est pas réellement un choix au sens des autres approches présentées ici : le choix est d’optimiser, et il est souvent posé à l’entrée du jeu ; ensuite la décision est automatique, elle est en quelque sorte déterminée dès que le choix est posé, indépendamment des joueuses.
Un choix posé comme un choix d’optimisataion avant tout peut facilement dans les mains des autres participantes devenir autre :
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Si la joueuse concernée se soucie d’autre chose que de l’efficacité de son choix, un choix d’optimisation cesse d’en être un, il va en général devenir un choix d’expression.
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Si le choix optimal ne peut pas être défini avec certitude, souvent parce que l’information est incomplète, ou parce que les joueuses n’ont pas le temps, les moyens ou l’envie d’arriver à la profondeur d’analyse requise ou n’en ont tout simplement pas envie, cela devient il passe dans une autre approche, par exemple un pari ou un choix d’expression.
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Par contre, en cas d’erreur d’analyse, d’information trompeuse, le choix reste quelque part forcé, seulement on va prendre la mauvaise décision.
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Si la joueuse ne partage pas le ou les objectifs selon lesquels l’efficacité du choix est déterminée, il peut être neutralisé et devenir transparent.
Quelques exemples :
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Combien de points de création mettre dans quelle compétence ? Vaut-il mieux créer un personnage spécialisé ou un personnage généraliste ?
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Comment éviter les patrouilles ?
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Qui est vraiment le coupable ?
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Qui voir avec quels arguments pour maximiser nos chances de remporter ce vote ?
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Comment placer les cités de manière à rendre les déplacements du voleur plausibles ?
L’approche d’optimisation peut être contagieuse : les joueuses qui optimisent leurs décisions bénéficient de plus d’efficacité, donc de plus d’influence sur la partie. Ce qui peut mener d’autres à être obligées d’optimiser à leur tour pour conserver un certain équilibre. De même, les tenantes de l’optimisation et celles de l’expression peuvent se retrouver en opposition dès lors que l’on va parler d’une efficacité de groupe. Comme vous le savez, ce sont des points de tension fréquents dans les groupes de jeu, qui méritent d’être abordés dans le choix du jeu et l’établissement du contrat de table.
Pour moi, le plaisir de l’optimisation est de mener l’analyse au mieux et d’essayer d’arriver à la meilleure décision, la tension de l’incertitude d’y arriver pendant l’analyse et en voyant se déployer les conséquences, la joie de la réussite.
4. Le pari
Le pari est le choix aveugle, ou en tous cas sans une totale visibilité. Il est fait en manquant d’information sur les tenants et/ou les aboutissants. Il est posé sur l’idée que le choix pourrait porter des fruits.
Quelques exemples :
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Devant trois passages dans les mines, perdus sans carte, sans indice, sans traces, par où allons-nous ?
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Si je me déclare, vais-je être rejeté ?
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Cela n’a que 15 % de probabilité de réussir, est-ce cela que nous tentons ?
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Que se passe-t-il si on pousse sur le gros bouton rouge ?
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Est-ce sûr qu’Edenn est fiable ?
L’ingrédient pari se base sur l’information : dans quelle mesure les choix sont-ils informés ? Dans le cadre d’un choix optimisé avec pari, cela peut devenir des paris récursifs : est-ce que je pose mon choix optimisé sur base de l’information incomplète, ou est-ce que je dépense des ressources pour obtenir des informations plus complètes ou fiables ?
Pour moi, le plaisir du pari est le suspens, la tension de l’incertitude, voir les conséquences se déployer : est-ce que la prise de risque va payer ? Et non pas être payée ?
5. Le dilemme
Jumeau diabolique du choix d’optimisation, paradis du choix expressif, le dilemme n’a pas de bonne solution. Que cela soit parce que l’on perd toujours, mais pas la même chose, ou parce que l’on gagne toujours, mais pas la même chose. Il n’y a pas moyen de tout gagner ou de ne rien perdre. C’est donc le choix idéal pour exprimer quelque chose.
Quelques exemples :
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Je mets 2 trolls ou 35 gobelins ?
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Représentant des forces de l’ordre, je vois mon allié et ami commettre un délit, que fais-je ?
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Si tu ne pars pas cette après-midi, tu ne pourras pas t’inscrire à l’école des pilotes avec tes amis, si tu pars, tu manqueras à tes devoirs envers ton oncle, que fais-tu ?
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Je sauve le centre commercial, ou ma famille ?
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Passons-nous par les montagnes au froid et tempêtes terribles, ou par les mines abritées d’où personne n’est revenu depuis longtemps ?
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Avec mes résultats, je peux choisir : deviendrai-je médecin ou avocat ?
Pour moi, le plaisir du dilemme est la tension d’une situation difficile, de prendre une décision malgré elle et de voir se dérouler les conséquences.
6. Le consentement
Un type de choix très spécifique, qui ne concerne réellement que les participantes : est-ce qu’elles sont d’accord de continuer avec certains choix ? Est-ce que ce qui se passe dans le jeu (et pas uniquement dans la fiction) est supportable, acceptable ? Comment orienter le jeu pour que cela soit le cas ?
Quelques exemples :
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L’univers de jeu est-il sexiste, raciste, discriminant d’autres façons ?
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Est-ce que je peux ridiculiser ton personnage ?
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Puis-je amener une scène dure ? Comment ?
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Dans quelle mesure peut-on prendre le contrôle d’un personnage d’une autre participante, de sa nature, de son passé, ses pensées… ?
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Quels thèmes puis-je introduire ?
Le consentement étant très important pour que les parties se déroulent bien – voire se déroulent, tout court – cette approche, quand elle se présente, prend le pas sur les autres. Elle s’accommode très mal des autres, et en particulier d’un pari.
Pour moi, le plaisir du consentement est que la partie se déroule de manière gratifiante.
7. Le choix transparent
Les approches ci-dessus mettent en évidence des aspects des choix quand ils se distinguent de la partie, mais durant celle-ci, les participantes proposent et prennent de nombreux choix nettement plus discrets, plats, transparents. Tous les choix que nous faisons sans y réfléchir, parce que la réponse semble naturelle, évidente ou indifférente. Si c’est une proposition de choix qui a été travaillée avec l’idée d’en faire un choix remarquable, on peut avoir l’impression de l’avoir raté.
Quelques exemples :
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Tous les éléments que l’on ajoute à la partie selon la première idée que l’on a, sans difficulté ni tension, parce que cela paraît évident. Bien sûr, il y a de l’eau dans le village.
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Tout le jeu d’incarnation et de narration que nous faisons sans y réfléchir, naturellement. Oui, mon personnage est contrarié que l’on ait volé ses chaussures.
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Toutes les situations où le choix le plus efficace est directement visible. Naturellement, nous prenons l’avion pour aller de l’autre côté du monde rapidement.
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Toutes les situations où la réponse est indifférente. Prenons-nous l’avion avec les sièges gris, où les sièges bleus ?
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… même si ce n’est que dans le cadre du personnage : évidemment que mon économiste choisi d’écraser une seule personne avec le chariot plutôt que 5.
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Tous les consentements que nous donnons implicitement car rien ne nous dérange. (Désolé, je n’ai pas trouvé d’exemple que je pouvais honnêtement préfacer d’un « bien entendu ».)
Et, de temps en temps, un choix que l’on pensait transparent se révèle ne pas l’être.
Pour moi le plaisir des choix transparents est la continuité et le naturel de la partie et les variations de rythme qu’ils permettent.
Pour la suite
Voilà comment aujourd’hui je distingue différents types fondamentaux de choix. Il y a encore bien des choses à dire, autour de ces approches et sur d’autres aspects des choix. Je n’ai pas de plan vraiment établi pour la suite, elle dépendra entre autres de vos réactions, et de mes envies. Elle devrait en tous cas être moins abstraite, plus pratique.
J’espère que vous aurez trouvé cela intéressant et vous remercie d’avoir lu jusqu’ici. N’hésitez surtout pas à réagir, ici ou ailleurs.
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