Du bleed, de la douleur et l’incarnation de différents reflets de soi
Article original publié le 16 Juin 2020 par CaveGirl, traduction d'AsgardOdin, relectures de Gherhartd Sildoenfein et Lotin.
Je vais commencer cette analyse par une déclaration audacieuse : Quand je joue un rôle, je veux que vous me fassiez souffrir, moi, à travers mon personnage.
Toutes les expériences les plus enrichissantes et cathartiques que j'ai vécues avec les JdR (GN et sur table), ont été émotionnellement éprouvantes. Ce n'est pas une chose négative, c'est une expérience que je recherche activement.
Je pense que beaucoup de gens ont tendance à considérer les JdR comme un moyen d'évasion léger et stimulant, et essaient d'éviter d'être confrontés à la douleur. C'est très bien si c'est ce que vous recherchez, ne vous méprenez pas. Il y a une place pour ça, et si c'est ce à quoi vos goûts s'alignent, grand bien vous fasse. C'est une approche qui est bien présente. Cependant, l'omniprésence de cette démarche rend son contraire - des jeux plus difficiles, plus personnels - moins discutée et moins comprise.
Lorsque je joue un rôle, je trouve gratifiant de m'engager dans des choses personnelles, des choses qui m'ont blessée dans la vie réelle. Par exemple la maltraitance, les maladies mentales, les crises de foi, l'homophobie et la transphobie, le suicide, le détournement cognitif (gaslighting), l'incertitude sexuelle, la pauvreté, le deuil et le chagrin, les relations toxiques, les traumatismes, la criminalité, la violence sexuelle. Ces choses sont brutales et réelles pour moi car, à un moment donné de ma vie, j'ai dû y faire face. Peut-être personnellement, peut-être que quelqu'un dont je suis proche l'a vécu et que j'étais là pour ramasser les morceaux.
Le fait de me confronter à ces choses dans le contexte des jeux de rôle me permet de les explorer, de les sonder et de connaître mes réactions, de les revivre dans un espace sûr et contrôlé. C'est précieux. J'ai appris des choses sur moi-même en les explorant par le biais du jeu de rôle. Sans ces expériences, je ne serais vraiment pas la personne que je suis aujourd'hui.
L'interactivité est importante ; elle permet d'explorer les choses qui sont enrichissantes, d'éviter les choses qui vous submergeraient, de contrôler l'interaction avec elles. C'est un moyen de prendre le contrôle. Et le fait que votre PJ soit un avatar de vous-même est tout aussi important ; cela rend les choses immédiates et personnelles pour vous.
A force de pratiquer, je constate que je sais exactement où se situe ma limite, et où se situe la ligne qui sépare une exploration sombre et intéressante d’une expérience traumatisante. Et, en toute honnêteté, je me heurte volontairement à cette limite. Je veux m'approcher de cette ligne aussi près que possible, sans la franchir.
Je ne pense pas que ce soit inhabituel. En fait, je pense que le désir de voir jusqu'où nous pouvons nous approcher de nos limites émotionnelles est assez courant. On le voit chez les gens qui aiment les films d'horreur. Ou, certainement chez les gens qui aiment la sexualité non conventionnelle (kinks), en particulier du côté plus soumis/masochiste. C'est la même dynamique en jeu. Vivre quelque chose de théoriquement douloureux, d'une manière contrôlée et sûre, est quelque chose que beaucoup de gens recherchent.
Lorsque nous créons des PJ — tout au moins ceux qui ne sont pas simplement destinés à périr en moins de 5 minutes dans le donjon — nous y investissons un peu de nous-mêmes. Leurs caractères sont nos caractères.
Cela ne veut pas dire que chacun d'entre eux est une copie de nous à l'identique. Nous prenons un trait particulier que nous trouvons intéressant, ou que nous voulons explorer, et nous l'isolons. Ou une combinaison de plusieurs traits. Et peut-être que nous renforçons ces traits, ou que nous les déformons.
Chacun de nos personnages est un fragment de nous-mêmes, tiré sur la table de jeu et mis à nu.
Pourquoi pensez-vous que cela nous blesse quand ils souffrent, échouent et meurent ? Parce que ils sont nous — un peu de nous, en tout cas — simplement vus à travers la lentille de la fiction. Mais nous compatissons à leur souffrance fictive, de manière différente de ce que nous faisons lorsque nous regardons la télévision, lisons un livre ou même jouons à des jeux vidéo, parce que c'est nous-mêmes que nous voyons souffrir de manière très réelle.
Je connais un grand nombre de personnes qui ont découvert qu’elles étaient trans grâce aux JdR, ou qui ont — alors qu’elles étaient encore en train de le découvrir et qu’elles étaient encore incertaines, luttant pour émerger — utilisé les JdR pour explorer des aspects liés au genre dans un environnement sûr et contrôlé avant de pouvoir faire leur coming-out. J’ai été l’une d’elle, pendant un temps.
La frontière entre nos personnages et nous-mêmes est poreuse. Ce qu'ils ressentent, nous le ressentons, avec peut-être un peu plus de distance. Quand mes PJ sont effrayés, je sens mon coeur battre plus fort, quand mes PJ tombent amoureux, je sens la même chaleur en moi, juste un peu atténuée. Nous partageons leur exaltation et leur désespoir.
C'est quelque chose que je recherche vraiment dans les JdR. Des expériences qui poussent ces limites et me font ressentir des choses. De bonnes choses, peut-être, mais pas nécessairement. La douleur peut être aussi gratifiante que le plaisir. En effet, je trouve l'intensité des expériences douloureuses difficile à reproduire avec des expériences plus positives. (Cela se reflète peut-être dans mon désir d'être dominée dans la chambre à coucher ; la douleur est tout aussi désirable que le plaisir dans ce contexte également.)
C'est le Bleed ; la barrière entre nous et nos personnages devient particulièrement mince, et nous ressentons ce que nos personnages ressentent presque directement. (NdT : il s’agit spécifiquement du bleed out, le passage du personnage vers la personne qui l’anime.) On en parle dans les cercles de grandeur nature, souvent dans le contexte d'émotions plus négatives, notamment en ce qui concerne la manière de les atténuer et de les contrecarrer. Cependant, j'aime le Bleed. J'aime qu'on me fasse sentir vivant. Je veux me rapprocher le plus possible de ma limite.
Toutes ces choses sur la douleur, les traumatismes et les fragments de nous-mêmes ne sont pas nécessairement conscientes. Souvent, ce n'est qu'avec le recul que je me rends compte à quel point un PJ particulier reflétait mon propre état mental, et comment les événements reflétaient les problèmes auxquels je faisais face. Mais nous le faisons tous, dans une plus ou moins grande mesure.
Ce genre de choses est difficile sur le plan pratique. Il faut beaucoup de confiance entre les personnes avec lesquelles vous jouez. J'ai beaucoup d'amis avec qui je joue, mais je ne me sens à l'aise pour plonger dans ce genre de choses qu’avec une petite partie d’entre eux. Souvent, ces choses sont des scènes très intimes en tête-à-tête. J'avais d’ailleurs un fil twitter qui était une sorte d'actual play d'une de ces scènes en tête-à-tête. [NDT : L’autrice n’a pas fourni le lien].
Et cela devrait aller sans dire que si vous faites ce genre de choses, vous devez communiquer avec les autres participants, vous devez avoir des outils de sécurité en jeu pour que tout le monde sache où se trouve la limite et puisse corriger le tir si les choses risquent de la dépasser.
Mais si vous arrivez à réunir tous ces éléments, il n'y a rien de meilleur que cela.
Les JdR, en tant que média, peuvent faire des choses vraiment étonnantes. Ils peuvent nous permettre de nous explorer, d'apprendre sur nous-mêmes, de revisiter les traumatismes passés dans un espace sécurisé.
J'aime ce médium, et ce qu'il peut créer, et ce qu'il peut faire pour les gens.