Illustration originale par Théo C. (Voltiv)


Par ce titre un brin racoleur, et surtout référence, je compte vous proposer une série d’articles au sujet de la Préhistoire en général, et de son utilisation dans le jeu de rôle. Et à parler de Préhistoire, j’en viendrai forcément à parler de la discipline historique et archéologique, terreau fertile à certaines productions rôlistes.

Mais pourquoi la Préhistoire ? S’il semble presque commun aux joueuses d’avoir des jeux inspirés de l’Histoire de notre monde, alors pourquoi pas la Préhistoire ? Plus sérieusement, cette année va voir la sortie de la seconde édition du jeu de fantaisie préhistorique Würm (par Emmanuel Roudier) et le succès flagrant de son financement participatif en ce début d’année (694 souscripteurs pour un montant total de 87 368 euros) semblent indiquer que la période préhistorique attise l’intérêt, si ce n’est de l’ensemble du monde rôliste d’au moins une partie des joueurs. La mise en écho de cet intérêt avec la rareté des publications rôlistes sur la thématique préhistorique me semble aussi intéressante à questionner. Les univers plus récents1 même s’ils ne sont pas légion face aux productions assumant leur fantasy semblent connaître un plus grand succès. Un goût pour le passé que soulignaient déjà dans leurs introductions respectives d’il y a plus de dix ans maintenant O. Caïra2 (Les Affleurements du réel) et J. Larré (Comment écrire une campagne historique) notamment.

Paradoxalement à cet intérêt pour la chose historique manifesté par certains, les jeux de rôle revendiquant une base historique (plus ou moins historicisante d’ailleurs) génèrent aussi une certaine forme de rejet. En effet, l’histoire en tant que discipline et champ de recherche porte en elle les germes de ce rejet, déjà identifiés par d’autres auteurs (par exemple R. d’Huissier dans l’introduction de son article Traiter l’Histoire au travers du genre) : académisme et élitisme présupposés de la discipline, historicité antinomique avec le plaisir du jeu, contrainte d’un cadre historique, peur de la masse encyclopédique de documentation disponible, rappel cuisant des bancs de l’école, manque de liberté dans une trame déjà écrite, etc. Un débat et une question qui ont dû émerger dès que la petite histoire a voulu raconter la grande Histoire, ce moment où l’Histoire est “mise en rolle” comme dirait Montaigne3. Et par association, l’historien·ne peut être perçu·e à une table comme celui ou celle qui va interrompre la partie, et le plaisir des autres, pour contredire une information distillée par l’un·e des participant·e·s tout en assénant une “vérité historique”. À moins de tomber sur quelqu’un·e de naturellement pénible, ce cas de figure arrive très rarement, car l’historien·ne est aussi là pour prendre du plaisir à jouer et participer à cette œuvre de fiction collaborative qu’est le jeu de rôle. Et ce comportement n’est pas l’apanage des seul·es historien·es. Cet aspect académique de la discipline historique peut donner l’impression qu’il s’agit là d’une affaire de professionnel·les et réserver son utilisation à l’exclusivité des historien·nes (et dérivé·es). Heureusement, la production rôliste prouve l’inverse.

Je ne jouerai pas ce rôle-là, je ne compte pas sortir le lance-flammes de l’historicité pour critiquer toute production rôliste présentant une base historique, même lointaine. Doit-on (pré)juger de l’historicité d’un jeu de rôle ? La réponse semble évidente, mais se doit d’être posée pour clarifier les intentions de ces quelques articles à venir. Je n’y vois aucun intérêt tant intégrer des éléments de notre Histoire dans un processus de création que ce soit de manière consciente ou non, assumée ou non, est une pratique enrichissante et passionnante. À l’inverse, il me semble par contre intéressant de revenir sur certains éléments au caractère historique introduits dans nos jeux en clarifiant parfois certains points. Ainsi, si nous acceptons d’utiliser l’Histoire comme moteur de création et d’inspiration dans une fiction, acceptons aussi de se servir de l’œuvre de fiction pour apprendre au détour d’un détail d’un jeu, un petit quelque chose. Je ne prétends pas non plus tenter de convaincre celles et ceux qui n’aiment pas le jeu de rôle historique, celles et ceux pour qui historicité et réalisme sont des gros mots. Chacun·e a bien le droit d’aimer ou pas certaines choses. Après tout, Aristote lui-même préférait la poiésis à la description factuelle des choses du passé4. Je me contenterai de parvenir à peut-être susciter une curiosité sur ce type de jeux et une réflexion sur l’utilisation de l’Histoire dans notre loisir par un regard critique des sources.

Quel serait alors le but de ces quelques articles à venir ? L’idée première est de présenter de manière abordable et didactique quelques sujets ayant trait à la Préhistoire (et par extension à l’archéologie en général) par le biais du point de vue scientifique tout en essayant de démontrer qu’une telle historicité a, elle aussi, sa place aux tables de jeu de rôle. L’un des objectifs non avoués des quelques lignes que j’aurai à vous présenter sera aussi de montrer que le poids de l’Histoire n’étouffe pas celui de la fiction, qu’il existe suffisamment d’espaces vides pour permettre à la seconde de s’y développer et d’y prospérer, et d’autant plus pour la Préhistoire. Nous essaierons de voir à notre niveau comment peuvent s’articuler un savoir issu d’une recherche scientifique et une production de fiction collaborative comme le jeu de rôle, sans se priver quelques fois des détours par la littérature ou le monde de la bande dessinée, la musique, le cinéma ou les jeux vidéos (et nous constaterons que le jeu de rôle n’est pas la discipline qui martyrise le plus notre Préhistoire). Il n’est pas inconcevable d’imaginer que l’enfant issu d’une telle rencontre puisse être doté des mêmes atours que les autres par les bonnes fées du jeu de rôle : partage, amusement, immersion, accessibilité, et tant d’autres. Et si une muse inspiratrice se penche sur notre terrain de jeu à nous : “Jeu de rôle, Préhistoire et Archéologie”, nous pourrons réfléchir ensemble à du matériel de jeu utilisable pour vos parties préhistoriques (aides de jeu, réflexions sur certains points de règles, scénarios, etc.).

Une autre motivation me pousse à vous proposer quelques billets préhistoriques. En effet, nous verrons que certains jeux de rôle affirment tout de même s’ancrer dans une réalité historique et mobilisent des univers basés sur “les données archéologiques”, ou sur “l'apport des découvertes archéologiques récentes”, voire des règles “inspirées par l’archéologie expérimentale”, et se proposent de nous faire découvrir une “histoire passionnante que les scientifiques nous enseignent”. De tels énoncés et de revendications scientifiques claires appellent donc à un regard critique pour en démêler le vrai du faux (que leurs auteurs en soient conscients ou non). “Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu'une idée vraie, mais complexe" (Alexis de Tocqueville). En effet, l’archéologie en général, comme de nombreuses autres sciences, a souvent été détournée de son objectif principal au cours de sa très jeune histoire, et parfois avec consentement. Mobilisée en son temps dans la construction d’un roman national, dans l’édification d’une identité ethnique, dans la justification de particularismes régionaux, dans la validation de “traditions”, dans l’explication de peuplements et de territorialités, dans la mise au point d’idées conspirationnistes (et même en interne), etc. L’archéologie, comme l’histoire, peut être utilisée comme une arme œuvrant à justifier/véhiculer les idées les plus folles et les plus terribles. L’archéologie en tant que discipline scientifique doit même en partie son émergence à l’apparition des nationalismes européens. Prudence toutefois à ne pas la limiter à cela ni à surinterpréter le rôle de l’archéologie dans l’histoire de ces nationalismes, les ancêtres fondateurs glorifiés par certains existaient déjà bien avant que la recherche archéologique ne les caractérise scientifiquement. Une mobilisation de l’Histoire qu’aiment à pratiquer souvent nos hommes politiques, mais qu’ils détournent systématiquement tant leurs discours sont, logiquement, orientés. Il m’est arrivé de nombreuses fois d’entendre des rôlistes affirmer avoir appris beaucoup de choses à la lecture de tel ou tel jeu arborant un vague vernis historicisant, en oubliant la nature fictive du support. Les livres de jeu de rôle ne sont pas des livres ou des manuels d’Histoire, qualité qu’aucun ne met en avant d’ailleurs. Ainsi, lutter contre des idées fausses (souvenez-vous de l’image déplorable qu’avait l’homme de Néandertal il y a encore 20 ans) passe aussi par une révision de certains faits avancés dans des ouvrages de fiction. De plus, les données produites par l’archéologie et l’histoire sont parfois complexes et leur utilisation dans des œuvres de fiction sans la prudence nécessaire peut parfois conduire à quelques regrettables errements. La thématique celtique en est l’un des exemples les plus flagrants et véhicule souvent une tradition identitaire inventée il y a moins de trois siècles. Si en plus de cette histoire de la discipline, nous ajoutons que comme pour beaucoup d’autres disciplines scientifiques, celle-ci avance vite, brouillant même les cailloux qu’elle a déjà semés sur son propre chemin. Qui aurait parié il y a 20 ans à peine que nous allions découvrir de nouvelles branches à notre buisson évolutif avec Homo naledi, luzonensis, flores, denisova, etc. ? Pour finir et sur une note plus légère, nous verrons que parfois une certaine historicité des évènements du passé a été travestie pour « le bien de la fiction ». Argument que l’on retrouve souvent partagé dans de nombreux autres médias. Nous aurons l’occasion de voir que dans beaucoup de cas, la réalité dépasse, et de loin, la fiction et qu’il n’est point besoin de la maquiller pour la rendre plus attrayante.

Rassurons-nous, vous et moi, tout ceci sera abordé de façon décontractée, pas question de développer une réflexion universitaire. Si les quelques lignes précédentes peuvent paraître ambitieuses et pompeuses, ce n’est que pour poser les cadres et l’intention, le but premier est de partager en s’amusant (car s’amuser en lisant un article scientifique n’est pas le passe-temps favori de toutes et tous).

Avant de vous proposer une définition des quelques concepts qui seront abordés, il reste une chose très importante à signaler aussi, il n’y a pas de jugement qualitatif derrière ce projet. Il n’y a pas volonté à démontrer que le jeu de rôle historique est plus noble que les autres, ce n’est évidemment pas le cas. Le plaisir de jeu de chacun est là où il veut. Par conséquent, il n’y a aucune volonté de remise en question d’un auteur en lui-même. De plus, l’essentiel des choses qui seront développées dans ces articles relèveront de ma perception propre et ne devront/pourront être utilisées comme vérité générale.

Entendons-nous sur les termes qui apparaîtront à de multiples reprises et qui seront nos fils directeurs pour éviter toute incompréhension à venir. Concrètement de quoi allons-nous parler ? De quelle Préhistoire allons-nous parler ? Nous avons appris sur les bancs de l’école que l’Histoire débutait au moment où était inventée l’écriture. C’est donc en toute logique que la Pré-histoire se déroule avant. Ainsi, le terme utilisé avec sa majuscule désigne une période spécifique de l’histoire de l’humanité comprise entre l’apparition de l’Homme (au sens phylogénétique, le genre Homo, point d’ode à la virilité par ici) et l’apparition de l’écriture. Soit une période couvrant plusieurs millions d’années5. Bien entendu, les chronologies varient d’un coin à l’autre de la planète, le déroulé de l’évolution n’est pas linéaire ni constant partout et tout le temps, par exemple pas d’australopithèques hors d’Afrique et pas de néandertaliens en Afrique subsaharienne6… La même réflexion peut se faire pour la fin de la période, l’apparition et la généralisation de l’écriture ne se font pas partout au même moment. Alors qu’émergent en Mésopotamie les premières formes d’écriture, l’Europe (comme entité géographique) en est à peine à envisager de travailler le métal. Comme il s’agit d’une période de temps relativement longue, on l’a divisée en plusieurs sous-périodes, à leur tour divisées en cultures préhistoriques, etc. Sans aller loin dans le détail, nous avons un premier niveau de lecture avec trois grands ensembles chronologiques : le Paléolithique (l’âge de la pierre ancienne, c’est la période où se déroule un jeu comme Würm), le Mésolithique (l’âge de la pierre moyen, période de transition et de changement humain et climatique) et le Néolithique (l’âge de la pierre nouvelle, changement d’économie pour les groupes humains avec passage à l’agriculture et la domestication). Pour la toute fin de la période préhistorique, une “petite” nuance a été ajoutée avec la Protohistoire qui concerne des groupes sans écriture mais contemporains des premiers groupes historiques (donc avec écriture), souvent des groupes qui maîtrisent les premières métallurgies (cuivre, bronze, fer). Cela concerne en Occident par exemple l’âge du Bronze et l’âge du Fer7 (-2200 / -52 av. n. è.8), et donc nos Celtes. Ce sont des sociétés qui, dans le meilleur des cas peuvent apparaître dans les écrits de ces sociétés de l’Antiquité, qui sont, elles, entrées pleinement dans l’Histoire par leur maîtrise de l’écriture. Par gourmandise, nous garderons la Protohistoire intégrée à la Préhistoire, pour ne pas nous couper d’un gros wagon de productions rôlistes et des très intéressantes problématiques “celtisantes”. Comme souligné précédemment les chronologies sont différentes d’un espace géographique à l’autre. Ainsi, lorsque nous parlerons de Préhistoire, nous nous pencherons essentiellement sur une zone comprenant l’Europe géographique, l’Afrique du Nord et le Proche et Moyen-Orient en général. Il pourra nous arriver de développer parfois certains contextes à la marge à titre de comparaison ou d’illustrations d’exemples. Pour parler de cette Préhistoire, j’utiliserai principalement les sources archéologiques, au sens large, c’est à dire en mobilisant toutes les sciences connexes (archéozoologie, paléobotanique, anthropologie, ethnoarchéologie, etc.) qui sont, par définition, les seules sources dont nous disposons. Effectivement, par définition pas de sources écrites pour la Préhistoire, ce qui change énormément la donne et laisse libre-cours à beaucoup de choses, et qui en fait un parfait candidat à l’imaginaire mais aussi un terreau plus que fertile au grand n’importe quoi. En résumé et pour faire simple, nous parlerons de toute la période de l’histoire de l’Homme avant l’invention ou l’introduction de l’écriture.

Pour finir cet incipit, une question compréhensible se pose. Pourquoi moi ? Ai-je plus de légitimité à disserter sur ce sujet que d’autres à l’heure où l’essentiel des productions rôlistes est œuvre de création de nombreux amateurs éclairés et autre passionnés d’Histoire ? Évidemment non, et, afficher ma qualité de rôliste ici n’aurait presque aucune valeur argumentative tant elle concerne la majorité, si ce n’est la totalité, des lecteurs de ce blog. C’est la seconde partie de ma réponse qui fera malheureusement office d’argument d’autorité, forcément, mais qui est d’importance pour la question soulevée. J’ai suivi un cursus universitaire poussé en archéologie, spécialisé sur les sociétés préhistoriques et leurs équipements de chasse (notamment la transition entre les sociétés des derniers chasseurs-cueilleurs-collecteurs et les premiers agriculteurs-éleveurs en Europe occidentale) en parallèle d’études en Lettres Classiques. Je dirige (et participe à) des opérations de fouille et des programmes de recherche et interviens à l’Université auprès d’étudiants en Licence et en Master J’ai beaucoup de chance à l’instar de ces enfants qui rêvent de devenir vétérinaire, pompier ou archéologue de pouvoir exercer le métier qui me faisait rêver gamin.

Le programme à venir n’est pas encore défini ni arrêté, si certains articles sont déjà plus ou moins écrits, d’autres viendront qui n’en sont même pas au stade préparatoire. Aucune promesse de rythme de parution non plus, avant de vous parler de squelettes il faut aller les déterrer et il me faut trouver le temps de produire entre la vie professionnelle, la vie familiale, les loisirs, etc. N’attendez pas, si le sujet vous intéresse, c’est encore le mieux pour ne pas être déçu !

Lotin


Notes de bas de page

¹ D’un point de vue chronologique : univers celtisants ou d’inspirations antiques, les revisites d’un occident médiéval, même la Renaissance et la Période Moderne semblent plus fertiles à l’imagination du rôliste.

2 Caïra O., Larré J., (dir.), 2009. Jouer avec l’Histoire, Pinkerton Press, 159 p.

3 Oui, à l’époque on jouait au jeu de rolle (terme en vieux français).

4 À cet égard, pour les Héllènes de Paul Veyne la distinction entre fiction et historicité n’avait pas de sens, “il y [avait] seulement le problème des éléments invraisemblables que contient le mythe”. Paul Veyne, 1983, Les Grecs ont-ils cru à leur mythe ?

5 Mais cette définition académique n’est pas sans poser certains problèmes dès qu’il s’agit d’en préciser les bornes chronologiques ou certains éléments clefs. Que rangeons-nous dans cette définition sous l’appellation Homme ? Est-ce que l’on se contente des représentants du genre Homo ou des membres du groupe plus large des hominines ? Doit-on se limiter à une définition biologique ou l’aspect économique et social n’a-t-il pas son importance aussi ? Et je vous rassure, nous ne parlerons presque jamais de cette période la plus ancienne, et la plus longue.

6 Rassurez-vous, les productions rôlistes préhistoriques sont extrêmement rares et celles utilisant la Préhistoire très ancienne encore plus. Nous ne parlerons quasiment jamais de cette période très lointaine, donc pas de cours d’évolution ou autre…

7 Même si là aussi, il y a débat maintenant, certains intégrant le Néolithique dans le paquet Protohistoire, estimant que l’Histoire ne se caractérise pas par la maîtrise de l’écriture mais par l’aménagement des terroirs (donc l’agriculture).

8 av. n. è. : avant notre ère.