Les jeux de rôles féministes
(Princesses Playing DnD by madam-marla)
Ces dernières années, le combat féministe est revenu au cœur des débats publics, au travers notamment des œuvres culturelles. Comment le jeu de rôle s’inscrit-il dans cette démarche ?
Pour illustrer cela, je propose une balade-découverte de jeux de rôle féministes, et je ne prétends pas en dresser un panorama exhaustif.
Avant de m’aventurer plus loin, je vais préciser ce que j’entends par un jeu de rôle « féministe ». Il s’agit non seulement de jeux où l’on joue des femmes (tous et toutes, c’est la proposition de base du jeu), mais qui ont aussi pris la peine d’intégrer des mécaniques spécifiques pour souligner les oppressions subies par les femmes.
Ouvrons le bal avec Bluebeard’s Bride dans lequel on joue la jeune mariée de Barbe Bleue qui explore son manoir. Chaque joueuse joue une facette de la Mariée : la Mère, la Femme Fatale, la Vierge, la Sorcière, la Femme de Tête. Les archétypes proposés sont diverses visions de la femme dans la société. L’exploration des chambres du manoir est un prétexte pour confronter les personnages à des menaces classées en quatre thématiques : le Corps (les standards de beauté, les troubles de l’alimentation, le genre…), la Maternité (enfantement, avortement, perte d’enfant mais aussi les tâches domestiques…), la Religion (les interdits, les pêchés, la punition…) et la Sexualité (satisfaire les désirs masculins, les maladies sexuellement transmissibles, l’humiliation, la perversion…). On retrouve ainsi tout l’éventail des pressions subies par les femmes au fil des siècles. Comme on peut le voir, il s’agit d’une approche horrifique de la condition féminine.
Night Witches propose d’incarner des aviatrices russes durant la Seconde Guerre Mondiale, des membres du 588e régiment de bombardiers de nuit. Le jeu s’ancre fortement dans la réalité historique, et il jette ces personnages dans l’univers militaire dominé par les hommes. Parmi les manœuvres qui peuvent être jouées par la meneuse de jeu, il y a « Faites intervenir le sexisme ». Cela est développé dans la description des menaces : « Attribuez le mérite aux pilotes masculins », « Moquez-vous des femmes du 588 » « Avouez votre amour ou une grossesse ou les deux ».
Côté joueuses, il est possible de choisir un rôle de Misanthrope, qui gagne en expérience lorsqu’elle se rebelle contre le patriarcat, en se mettant en difficulté. En début de partie, le jeu propose une série de questions orientées, dont certaines sur le sexisme (« Qu’as-tu fait lorsque ton premier instructeur de vol t’a recalée simplement parce que tu es une femme ? »), le genre ou la sexualité.
The Watch met en scène un univers médiéval fantastique dans lequel les hommes sont particulièrement sensibles à la corruption de l’ennemi, l’Ombre. La plupart ont succombé, et les femmes (cis ou trans) sont le dernier rempart et espoir des clans. L’Ombre est une allégorie de la masculinité toxique et du patriarcat (parmi les choix pour construire l’Ombre on trouve par exemple : « l’Ombre veut que les femmes servent avec joie et délice » ou « L’Ombre transforme les femmes en objets »).
Dans Girl Underground, les joueuses incarnent tour à tour une jeune fille qui parcourt un étrange monde parallèle, comme dans Alice au Pays des Merveilles ou le Magicien d’Oz (et chacun joue également un Compagnon). En début de partie, elles choisissent huit « Bonnes Manières » qui ont été inculquées à la Jeune fille. Par exemple : « Les jeunes filles ne doivent jamais se mettre en colère » ou « Les jeunes filles doivent toujours faire passer les besoins des autres avant les leurs ». On voit clairement qu’il s’agit des injonctions qui sont traditionnellement faites aux femmes. Au fur et à mesure de son voyage, la Jeune Fille va se débarrasser de ses « Bonnes Manières » et forger ses propres convictions.
Du côté de la production française, Glorieuses ! emprunte beaucoup à la série GLOW. On y joue donc des catcheuses amatrices dans les années 80. Le catch y est présenté comme une échappatoire à la banalité de la vie quotidienne. Celle-ci se révèle dans les obstacles et les questions dramatiques dont le jeu offre plusieurs exemples. On y retrouve les tâches ménagères, les enfants à gérer, la pression des hommes…
Pack Horse Library met en scène une réalité historique assez étonnante : à la fin des années 30, des femmes libraires parcourent les Appalaches pour amener la lecture dans des lieux reculés. Le jeu permet de revivre leurs tournées semées d’embûches. Là encore, on trouve de nombreux exemples de ces difficultés : opposition du mari, garde des enfants, bûcherons insistants…
Pour terminer, je ne voulais pas faire l’impasse sur #Feminism, une anthologie de jeux courts publiée par Pelgrane Press en 2017. La plupart des jeux sont de petits jeux grandeur nature, mais avec un dispositif très léger qui les apparentent aisément au jeu sur table. Le recueil présente une trentaine de jeux qui vont permettre d’éprouver les difficultés que rencontrent les femmes. Classés en neuf thèmes (romance, médias, corps, l’ère numérique, en déplacement, les autres, au travail, décisions difficiles, rencontres violentes), les jeux abordent ces problèmes de façon plus ou moins intense. Ils offrent une prise de conscience « de l’intérieur » sur la difficulté à prendre la parole dans un milieu masculin, le harcèlement de rue, le consentement…
En guise de conclusion, je veux souligner qu’il ne faut pas réduire ces jeux à des pamphlets féministes. Ce sont de bons jeux, qui permettent de vivre des aventures passionnantes et originales. D’une certaine façon, ils ouvrent la voie à une approche plus politique du jeu de rôle. J’ai le sentiment que celui-ci peut être un bon moyen de développer l’empathie, et il est parfois plus simple de comprendre un problème quand on l’a vécu, ne serait-ce que par procuration. Je me suis ici limité à un court inventaire des jeux « féministes » mais des jeux explorent d’autres thématiques politiques. Et il y en a certainement d’autres à venir…
Bluebeard’s Bride, Whitney “Strix” Beltrán, Marissa Kelly et Sarah Richardson, aux éditions Magpie Games
Pourquoi c’est bien : Les personnalités très tranchées des facettes de la fiancée amènent des moments de roleplay très savoureux. La visite du manoir distille une atmosphère glauque et horrifique…
Night Witches , de Jason Morningstar, édité par Bully Pulpit Games (et par Edge pour la version française
Pourquoi c’est bien : Le jeu offre de nombreuses aides de jeu (description des bases, organisation de la journée…) qui facilitent l’immersion. On s’attache très vite à ces femmes courageuses qui bravent tous les dangers, et on est surpris de voir l’évolution naturelle de leurs liens face à cette adversité implacable.
The Watch d’Anna Kreider et Andrew Medeiros, édité par Kit Kreider
Pourquoi c’est bien : La création collective permet de mettre en place un univers en tension, où des clans aux coutumes bien différentes doivent s’unir. Toute la campagne de lutte contre l’Ombre est décrite en une liste de missions. Enfin, les personnages sont soumises à une corruption latente qui les atteint petit à petit…
Girl Underground, de Lauren McManamon et Jesse Ross, édité par Hedgmaze Press
Pourquoi c’est bien : La création de la Jeune Fille et des Compagnons est une petite merveille. Grâce à une série de questions très bien ciblées, on obtient des personnages tout à fait dans le ton recherché. Le jeu offre aussi un ensemble de lieux curieux à visiter, hantés par d’étranges personnages.
Glorieuses ! de Julien Pouard
Pourquoi c’est bien : Comme dans la série GLOW, le catch est un prétexte pour découvrir ces fortes personnalités et les liens qui se forgent entre elles au fur et à mesure de leur ascension. Le jeu comporte de nombreux exemples et de sympathiques tables aléatoires qui aident à étoffer le cadre.
Pack Horse Library de Léonard Chabert
Pourquoi c’est bien : Le jeu contient de très nombreuses aides de jeu pour se familiariser avec le cadre. Il fonctionne en s’appuyant sur une structure en phases très solide. Les personnages possèdent une âme, à travers leur motivation et leur livre préféré, ce qui amène une belle émotion à la table de jeu.
#Feminism, plusieurs autrices, édité par Pelgrane Press.
Pourquoi c’est bien : le recueil présente de nombreux jeux très variés !