Article original publié le 29 avril 2020 par Paul Beakley, traduction de Gherhartd Sildoenfein, relectures de AsgardOdin et Matthieu B. Négociation des droits Samuel G.


Vous détestez préparer vos parties de jdr ? Moi, je déteste ça. Enfin… je pensais que je détestais.

Je joue au jeux de rôle depuis des dizaines d’années, du coup je pensais que la préparation était un mal nécessaire. La préparation est nécessaire afin que vous n’ayez pas à improviser durant la séance. Une mesure préventive. C’était intégré tellement profondément, tellement ancré dans la culture rôliste, que je n’avais jamais vraiment réfléchi aux questions que cela soulève. En particulier : quel est le rôle du meneur ? Si, en tant que meneur, mon rôle est de raconter une histoire passionnante, alors merde je ne peux pas juste improviser ! *Tirer des trucs de ma culotte ?- comme ça, sur le champ !? et si je faisais un TPK par accident ? Si j’oubliais une étape importante de l’histoire ? Qu’est-ce que les joueuses vont penser !?

Passer autant de temps à créer dans cette posture défensive me mettait dans un état d’esprit dégueulasse, conflictuel.

Le jeu en bac-à-sable fut une évolution. Je devais penser à la fois aux considérations pratiques et de style de jeu : je mettais un dragon dans cette grotte s’il devait y en avoir un. Ce n’était pas mon boulot de protéger les personnages des conséquences de leurs choix. S’il y avait un véritable risque d’échec, mes joueuses seraient plus satisfaites de leurs victoires que si j’ajustais la difficulté en fonction de leurs capacités. Ok, bien sûr…

La préparation pour le bac-à-sable soulève la même question : quel est le rôle du meneur ? Je pense que si vous jouez en bac-à-sable, le meneur devrait être un arbitre impartial, c’est bien ça ? Ne retenez pas vos coups, soyez fidèle à la réalité des épreuves, évaluez les approches proposées.

Avance rapide de quelques années. Maintenant il y a des jeux avec un nouveau rôle pour le meneur.

Un bon paquet de jeux narratifs (storygames) sont conçus, explicitement ou implicitement, autour de l’idée de jouer pour voir ce qu’il va se passer, que j’ai rencontrée pour la première fois dans Apocalypse World. Une idée élégante, ramassée, claire, facile à comprendre. Ne forcez pas les personnages à suivre une intrigue, ne prévoyez pas ce qui devrait se passer, laissez le meneur découvrir le déroulement en même temps que les joueuses. Que va-t-il se passer ? Je ne sais pas ; jouons pour le savoir. Dans ce cadre, le facilitateur devra inventer au fur et à mesure.

De nombreux jeux narratifs de la dernière décennie fournissent des outils pour assister l’improvisation du meneur durant la partie. Certains retirent les dés des mains du meneur et leur demandent de décider directement des évolutions de la fiction en fonction des actions des personnages. Du côté de l’OSR, des outils procéduraux génèrent la matière nécessaire sur le champ. J’imagine qu’il y a là, également, la supposition que l’on joue en bac-à-sable, ce qui décharge le meneur de la tâche d’équilibrer les menaces par rapport aux personnages joueurs. À l’intersection des cultures de jeu traditionnelles et indépendantes (pour ainsi dire, les jeux trindés = tradis+indés) se trouvent des jeux qui combinent les deux : acceptez de laisser les évènements se dérouler naturellement, et voici quelques trucs procéduraux que vous pouvez utiliser pour générer de la matière au vol.

Je déteste toujours aujourd’hui la préparation. Mais la préparation que je déteste, c’est la préparation défensive. C’est réfléchir aux déroulements probables, inventer des combats “équilibrés”, et tout ce qui vit à la rencontre des maths et de la stratégie.

Et si je vous disais que, plutôt que de préparer pour éviter d’avoir à improviser, vous pouvez préparer spécifiquement pour improviser ?

Préparer le terrain

Quand j’envisage de mener un jeu avec de l’improvisation, que ce soit parce que le jeu propose (comme les jeux “propulsés par l’apocalypse”, héritiers d’Apocalypse World, les PbTA) ou parce que je n’ai tout simplement pas l’énergie de préparer conventionnellement un jeu conventionnel, je tiens à m’assurer que mon, disons, terrain de jeu mental, soit aussi fertile que possible.

La gamme tonale

Pour activer leur inspiration, certains écoutent de la musique, se plongent dans des tableaux Pinterest, ont recours à toutes sortes d’autres médias créatifs. Moi aussi ! Je pense que, le plus important, c’est le processus de rassembler et sélectionner les éléments, plus que de réellement écouter, regarder, lire. C’est poser une ambiance.

Pour moi, l’ambiance intervient quand je réfléchis à la gamme tonale. Si j’envisage une partie mouvementée et énergétique, je vais sélectionner ma musique pour cela. Si je vise la mélancolie, je vais trouver une playlist de folk-rock indie triste sur Spotify. Mais tout cela ne sert qu’à ancrer dans mon esprit et dans mon cœur cette gamme de tons acceptable, de manière à ce que mes moments d’improvisation servent ces objectifs.

Comprendre les règles du genre

En plus de consommer pour l’ambiance, j’essaye de trouver des médias qui illustrent le genre dans lequel nous allons jouer. Quand je lis pour le plaisir, j’évite au maximum les “fictions de genre”, le genre de productions qui apparaissent gratuitement sur votre Kindle, parce qu’elles m’ennuient à mort. Mais elles constituent un excellent matériau de recherche lorsque vous désirez améliorer votre compréhension du genre concerné.

Pour le meilleur ou pour le pire, je trouve que beaucoup de jeux fondés sur l’improvisation s’appuient fortement sur une compréhension partagée du genre, de ses règles et de ses figures narratives. Personnellement, je n’aime pas jusqu’à quel point certaines personnes s’appuient sur les stéréotypes – voire les clichés – quand elles jouent et maîtrisent. J’irais jusqu’à dire que je déteste que l’on traite les jeux de rôle comme des émulateurs des autres médias, mais c’est là un très long débat que je ne me sens pas d’attaquer aujourd’hui. (Peut-être que j’écrirai là-dessus plus tard.) Mais quand chacun accepte un ensemble de points de référence du genre, cela fournit un cadre dans lequel il est facile d’improviser.

J’ai la conviction que la plupart des meneurs “naturellement doués pour l’improvisation” le sont parce qu’ils sont fins connaisseurs du genre. Ils peuvent puiser dans ses figures narratives spécifiques en un clin d’œil. Ils réfléchissent en termes de genre. La satisfaction naturelle qui naît de compléter ou achever un motif est très accessible quand chacun connaît le motif recherché.

Les outils adéquats

Tous les jeux ne sont pas adaptés à l’improvisation. De nombreux jeux de rôle de type narratif le sont, comme les PbTA et les FiTD (Forged in The Dark, les jeux héritiers de Blades in The Dark). Mais, même si vous jouez un jeu tradi ou trindé, vous pouvez faire un peu de préparation pour faciliter l’improvisation.

Connaissez les incitants

Ceci est, à mon sens, très important : comprenez-vous les cycles économiques de votre jeu ? Comment s’échangent les différentes monnaies du jeu (jetons, points d’héroïsme, xp, pv…) ? En comprenez-vous les incitants ? Les incitants sont les éléments qui vont stimuler et motiver les joueuses vers certaines actions (ou les pousser à s’en éloigner). Lorsque je me prépare à mener un jeu pour la première fois, j’établis une antisèche des règles (si c’est le genre de jeu livré sans référence de jeu) pour mémoriser son fonctionnement. Mais j’étudie également les cycles économiques mis en œuvre. Comment les personnages progressent-ils ? Comment gagne-t-on les devises du jeu ? Quels cycles se répètent et comment redémarrent-ils ?

Comprendre les systèmes incitatifs d’un jeu me permet généralement de comprendre ce que les joueuses vont poursuivre. C’est un avantage respectable pour se préparer à improviser. Dans une ou deux séances, j’aurai une meilleure idée de quels autres éléments du jeu sont des incitants pour chaque joueuse. Certaines apprécient plus d’avoir du temps sous les projecteurs que la progression de leur personnage. D’autres préfèrent aider une autre joueuse à briller.

Compteurs de situation

Il s’agit d’un conseil spécifique aux jeux PbTA, mais je pense que vous pouvez l’appliquer plus largement. Accordez-moi une minute.

Je trouve que, très souvent, les règles de préparation des PbTA sont vraiment bâclées. J’ai rencontré tant de créateurs et créatrices qui déclarent fièrement mener des parties essentiellement improvisées, et qu’ils et elles n’ont pas besoin de préparer. Et cela se voit dans leurs règles. Parce qu’elles ne croient pas vraiment que préparer puisse être utile, ces créateurs et créatrices mettront “quelque chose” dans les règles parce qu’il “doit” y avoir quelque chose à ce sujet. Apocalypse World, après tout, a ce type de règles, et pas parce que c’est utile. Ce qui mène à un classique : un plagiat bâclé des Compteurs.

Énumérer les choses qui vont arriver comme un Compteur (horloge, front, compte à rebours…) fait partie des mauvaises préparations par Compteurs. Je trouve cela étrange et rigide, s’opposant au naturel du jeu. J’ai tenté d’utiliser ces Compteurs, mais je me suis généralement retrouvé en train d’ignorer le travail que j’avais investi dedans. La situation en jeu ne reflétait pas la liste d’évènements que j’avais conçue des semaines ou des mois auparavant.

Une bonne préparation par Compteur est de penser les changements à la situation.

“Le gang des Granny Smiths incendie le domaine de Dremmer” est un événement spécifique. La fiction peut fournir un contexte où brûler le domaine a du sens. Ou non. Du coup, je pourrais plutôt écrire : “Dremmer perd le contrôle de son domaine face à un gang rival.” C’est plus large, mais c’est également beaucoup plus facile à viser pendant la partie. Dremmer pourrait perdre le contrôle de multiples façons ! Plusieurs gangs rivaux pourraient en être la cause ! Mais ce qui est important, c’est qu’à ce stade du Compteur, savoir que le PNJ risque de perdre le contrôle de quelque chose de valeur est un changement dans la situation.

En élargissant au-delà des jeux PbTA, je dirais que vous pouvez mettre en jeu des outils semblables aux Compteurs dans tout type de jeu. Mais concentrez-vous sur les changements de la situation, pas sur des évènements spécifiques. Imaginez à quoi ressemble la partie quand cette situation se produit. Je trouve que c’est nettement plus facile que d’essayer de faire rentrer un domaine incendié dans l’histoire.

Pourquoi, plutôt que quoi

Je pense qu’un point sur lesquels les meneurs inexpérimentés en improvisation butent est de ne pas connaître la différence entre un obstacle et une situation.

Les donjons ? Ce sont des plans remplis d’obstacles. Les monstres ? des obstacles. Les PNJ que vous devez battre par tous les moyens ? des obstacles. Les pièges ? les malédictions ? les risques environnementaux ? tous des obstacles. Les obstacles sont si profondément inscrits dans ce jdr traditionnel que beaucoup (la plupart ?) des joueuses expérimentées s’évaluent principalement sur leur capacité à surmonter les obstacles.

Les situations, par contre, sont naturelles au sein de la fiction. Elles sont le contexte qui mène aux obstacles. Dans certains jeux, on peut mettre les circonstances de côté. On s’en fout de pourquoi ce donjon est rempli de trésor, n’est-ce pas ? À moins que cela ne vous offre un avantage pour surmonter ses obstacles.

Les situations sont des points de tension irrésolus. Ce sont des explosifs armés, des ressorts compressés prêts à se détendre, ou tout autre métaphore qui vous convient. Elles sont également, à mon avis, toujours en mouvement. Quand les circonstances se résolvent, elles conduisent à de nouvelles situations. Si cela ne se produit pas, alors ce n’était pas une situation à la base.

Ne perdez pas de vue les situations lors de vos séances ni de votre préparation. Au moment où vous arrêtez de penser en termes de contexte, vous commencez à penser en termes d’obstacles.

Les cartes situationnelles

Une technique pour comprendre les situations de votre partie, dont j’ai déjà parlé auparavant, est de réaliser une carte situationnelle. Pour faire court :

  1. Cartographiez très soigneusement les relations entre les personnages et les organisations, et,
  2. Étiquetez-les avec les situations qui sont actuellement en jeu parmi ces relations.

Carte relationnelle + situations = carte situationelle

Affichez-la de manière visible pour les joueuses. Dans mon expérience, il est bien plus important de faire confiance à vos joueuses pour faire bon usage de ces informations que de préparer une grosse révélation que vous leur feriez tomber dessus.

Psychologie de comptoir

Un autre angle pourquoi-plutôt-que-quoi de la préparation pour l’improvisation est d’avoir une maîtrise ferme des motivations et pressions sous-jacentes de la fiction que vous jouez. Quelles sont les motivations des PNJ ? Quels sont les buts réels d’une organisation ? Quels incitants diégétiques sont poursuivis par ces éléments ? Vous pourrez improviser leurs actions quand vous aurez une maîtrise ferme des pourquoi de votre monde. Pensez toujours, toujours, à la logique profonde de la fiction, à pourquoi les choses fonctionnent de cette façon.

Préparation mixte

À moins que vous ne jouiez un jeu qui est entièrement improvisé, il est probable que vous ayez besoin de faire une préparation un peu hybride. Les caractéristiques des obstacles, et savoir ce qui meut votre monde ; une bonne compréhension des stéréotypes, et une gamme tonale clairement exprimée.

J’aime trouver ce point de rencontre où, si vous avez besoin de caractéristiques, il y a une belle liste des versions petite/moyenne/grande des obstacles attendus : certains types de PNJ (soldat, marchand, famille), ou de monstres, ou de quoi que ce soit. Burning Wheel, je crois, fournit des PNJ 1er / 2nd / 3e, où à peu près tout ce que vous devrez un jour tester est de un, deux ou trois dés, avec un dé supplémentaire pour les choses dans lesquelles ils sont censés être bon, à la discrétion du meneur. Cependant, ceci nécessite que les joueuses et le meneur aient une relation fondamentalement non conflictuelle. Si vous pouvez sortir n’importe quel nombre de votre chapeau, et que c’est un nombre tellement “je gagne d’office”, vous dites à vos joueuses que vous êtes plus intéressé à les battre qu’à collaborer avec elles pour créer une fiction crédible. Ce point n’est pas réservé au meneur, et certaines joueuses chercheront toujours une opposition.
En pratique, à moins que vous ne meniez un jeu spécifiquement prévu pour l’improvisation, attendez-vous à devoir faire un peu de bonne vieille préparation à l’ancienne. Mais faites-là à grands traits, pas à coups de constructions spécifiques et techniques.

D’accord, mais pourquoi ?

Si vous avez poursuivi votre lecture jusqu’ici, vous vous demandez peut-être : pourquoi préparer pour l’improvisation alors que ce qui est bien avec l’improvisation, c’est qu’on ne doit pas préparer ? J’ai quelques éléments de réponse.

  • Est-ce que le fait de ne rien devoir préparer est réellement l’apport le plus important de l’improvisation ? Il y a d’autres bénéfices : découvrir votre créativité viscérale qui surgira quand vous ne serez pas en train de suranalyser, être capable d’adapter au rythme et à la température de la table, découvrir des éléments surprenant avec les joueuses.
  • L’improvisation préparée donne une expérience de jeu différente de l’improvisation totale. L’improvisation totale, je crois, est plus sensible à l’énergie brute de la table, une énergie qui peut devenir frénétique. Peut-être que c’est juste moi, mais quand je mène une partie au pied levé, c’est tellement facile de viser plus, encore plus et PLUS d’excitation. Et… peut-être que ce n’est pas ce qui est le mieux pour votre partie. En particulier si vous menez une longue série, ce qui me conduit à…
  • Vous pouvez monter en puissance quand vous contrôlez votre rythme. Je devine qu’un des secrets du jeu long, que j’ai souvent trouvé difficile dans les jeux narratifs, c’est que cela demande de la discipline. Si vous accélérez en permanence jusqu’à la frénésie à chaque séance, comment pouvez-vous tenir le coup sur la longueur ? Si vous en gardez un peu sous la pédale et portez attention au ton et à la cadence, vous pourriez constater que votre partie désire se prolonger.
  • Enfin, et ce n’est pas à négliger, c’est une forme de plaisir solitaire qui rapporte. Peut-être aboutirez-vous avec une carte circonstancielle élaborée à la place d’un plan de village / donjon / planète, mais il est toujours agréable de rendre visite à votre partie entre les séances.

Attributions des images utilisées, dans l’ordre :