The Between est un jeu de Jason Cordova dans la lignée des Carved from Brindlewood, une série de jeux d’enquête à narration partagée inspirés de Brindlewood Bay du même auteur, une sous-scène du Propulsé par l’Apocalypse (PbTA).

En plus de l’attrait de l’excellente compagnie, le jeu m’intriguait. J’ai récemment lu Public Access, une autre variation sur le thème, toujours de Jason, et me demandait comment certaines mécaniques tournaient en pratique, quelles sensations de jeu elles produisaient et si certaines de mes craintes par rapport à mes goûts et attentes étaient fondées ou non. (J’ai quelque peu déblatéré sur le sujet dans mon serveur Discord Bidule, si vous avez lu ces ruminations, vous allez retrouver ici quelques éléments déjà abordés.)

The Between est également inspiré de la série télévisée Penny Dreadful, une série d’horreur, de mystère et de drama qui m’avait plu, et je voyais totalement l’intérêt de jouer avec les mêmes ressorts. (Et peut-être leur donner un autre équilibre ?)

La partie

La partie, 3 h en ligne, fut très chouette ❤️ Le mystère choisi – la Menace, dans le vocabulaire du jeu – Sally Sans-Visage, a parfaitement tenu sur la séance avec les simplifications apportées par AsgardOdin à ce jeu conçu pour la campagne. Et ce fut très cool. Londres ne comptera pas un meurtrier immortel. Enfin, pas celui-là.

Nous avons joué nos personnages comme des voitures volées, bien conscient·es qu’il n’y aurait aucune suite. En campagne, ce comportement aurait été presque suicidaire, avec des conséquences probablement graves à moyen terme.

La distribution

Je fus plutôt surpris de voir à quel point les personnages proposés par le jeu sont le décalque des personnages de Penny Dreadful. Je m’attendais à quelque chose d’un peu plus souple, ou qui apporterait une touche propre à The Between, mais non, vraiment pas. En tous cas pas dans la partie jouée, dans les livrets vus.

Je choisis le livret de l’Américain·e et marchai dans les traces d’Ethan Chandler. américain, tireur d’élite, sa propre particularité secrète (je ne spoile pas pour la série, mais si vous jouez le personnage le mystère sera étalé en grand)… tous les éléments majeurs du personnage de la série télévisée y sont. Le système des flashbacks, que je détaille après, installe les différentes étapes précises de l’historique que l’on voit dans la série. OK. Je préfère avoir plus de liberté (pour pouvoir choisir les clichés dans lesquelles je tombe moi-même ?), mais OK. À la tablée avec moi, la Vaisseau, une semblable de Vanessa Yves et une Factotum, un personnage faisant écho à Sembene. Sans avoir regardé le livret, ce dernier archétype m’a paru un peu plus libre par rapport à son modèle. (Mais peut-être parce que la série lui consacre-t-elle sensiblement moins de temps ?)

L’ombre du passé

Manifestement, à cette table virtuelle, nous apprécions toustes les descriptions d’ambiance un peu détaillée ; c’était très agréable, un plaisir maintenu tout le long de la partie. Le système de flashbacks aide pas mal à cela et pour moi qui aime illustrer et expliquer mon personnage, et découvrir ceux des autres, c’est un régal. Chaque personnage a sur son livret une liste limitative de quelques thèmes de flashbacks, des amorces de scènes du passé du personnage. Par exemple « raconte un flashback qui illustre comment, enfant, tu étais particulièrement privilégié » ou « raconte le moment où la malédiction t’a poussé à blesser une personne chère à tes yeux ». Après un test ne donnant pas le meilleur résultat, la joueuse concernée peut améliorer d’un cran le résultat en barrant et narrant un des flashbacks de son livret. (Le système de test est un classique du PbTA, en jetant 2d6+carac avec les classiques 3+1 résultats possibles : échec sur un total de 6 ou moins, réussite mitége de 7 à 9, pleine réussite sur un résultat de 10 ou plus ; dans certaines circonstances une réussite spéciale est possible sur un total de 12 ou plus.)

Ce système de flashback est très cool, mais pas parfait(ement à mon goût). Sur une durée d’une seule séance, il ne m’a posé aucun problème, mais je suis frustré d’avance par le côté attrition de la mécanique. C’est une ressource finie sur la vie du personnage : chacune des 7 suggestions de flashback ne peut-être utilisée qu’une fois. De même, j’aurais fortement envie que l’on puisse distiller les flashbacks, en reprenant plusieurs fois le même. Chaque amorce me donne envie de faire deux, trois, quatre scènes. Car beaucoup d’amorces m’évoquent quelque chose de plus long, et se contraindre ainsi à une seule intervention donne un résultat un peu brutal et grossier. Donner l’ampleur méritée par le flashback en une longue narration serait trop interrompre le présent avec le passé, et trop monopoliser la parole.

C’est peut-être moi qui ne suis pas à la hauteur du défi narratif. Ou qui choisi une narration détaillée par rapport à une explication résumée, parce que la première me plaît tellement plus en jeu.

À propos d’interruption, la liaison des flashbacks aux tests et l’incitation indirecte à les garder pour les tests importants sont également à mes yeux frustrantes (et pas dans le bon sens, à supposer qu’il y en ait un). Je comprends toute la logique de la décision de conception, mais…

Pourquoi frustrante ? Hier j’ai fait deux fois appel au flashback. La première fois pour une recherche d’indices dans une situation peu tendue. J’ai improvisé une scène en prenant le temps de montrer et non décrire (show not tell), de poser l’ambiance, de construire les situations, de ménager les effets. La chose est rendue plus difficile par le changement brutal de braquet qu’elle impose : le flashback vient à un moment un peu tendu, où toute mon attention de joueur est focalisée sur un move, je dois décrire ce que je veux obtenir, comment le personnage s’y prend. Quand le résultat du test arrive, il faut rapidement décider si on sort son joker-flashback de sa manche, choisir lequel, inventer la scène adéquate, idéalement avec une liaison non seulement à l’action concernée et aux thèmes de la partie, et la mener, seul, jusqu’au bout, vraiment sous le feu des projecteurs. Mais, pour ce premier flashback, je ne suis pas trop mécontent du résultat.

J’ai vraiment profité des flashbacks des autres joueuses dans les mêmes circonstances, c’est un moment de spectateur où l’on se cale au fond de sa chaise pour découvrir des choses cachées de leur personnage, je les ai beaucoup appréciés.

Ma seconde fois, c’était un jet crucial lors du climax de la séance, à un moment où les conséquences des échecs sont dramatiques. Je me suis retrouvé à expliquer le flashback : plus une note d’intention sur la scène que la scène elle-même. Ce n’était pas une décision, c’était instinctif : je ne voulais pas couper la scène à haute intensité du présent, ni prendre à ce moment-là du temps de jeu aux autres. Peut-être y avait-il aussi une question de (sur)charge cognitive ? Pour moi, les flashbacks ne fonctionnent pas au mieux au moment où le système indique qu’on en a le plus besoin. Évidemment, c’est profondément une question de goût. Certaines joueuses vont être très motivées par ce challenge, d’autres par l’allongement du suspense du test principal, ou vont préférer l’explication abstraite et droit au but à la description détaillée et mise en scène.

Tout cela est plus fun quand on parvient à lier de diverses manières le flashback choisi à la situation courante, ce qui est un chouette petit défi créatif. Je pense que cela peut toutefois tomber totalement à plat, et d’autant plus que l’on avance dans l’épuisement des différents thèmes, parce qu’il faudra prendre ce qu’il reste au moment crucial, peu importe si c’est thématiquement adapté ou non. Bien sûr, la liaison peut être faite dans l’autre sens, avec un élément ultérieur qui va rappeler un d’un flashback.

Et j’aimerais pouvoir faire des flashbacks à d’autres moments, indépendamment des tests pas assez réussis : quand une liaison thématique apparaît, pour changer le rythme, enrichir le propos, tisser des liens passé-présent-avenir…

(Dans le jeu complet, il y a un second mécanisme semblable. Les flashbacks sont les Masques du passé, mais il y a également les Masques du futur, qui perdent l’essentiel de leur sens dans une séance isolée, AsgardOdin les avait donc sagement retirés du jeu.)

Edit : Gulix me signale en commentaire sur Discord que le jeu tel que publié, non allégé, prévoit la possibilité de déporter les flashbacks qui ne tombent pas un moment propice à une phase ultérieure du jeu, la phase d'Aube, que nous n'avons pas utilisée.

Les flashbacks tels qu’ils sont sont inspirants et facile à prendre en main, mais j’aimerais qu’ils soient plus. La règle me semble à cheval entre le mécanisme et l’atelier d’apprentissage d’une technique, et me donne envie de m’en affranchir pour aller plus loin.

Même si le jour finit tard, la nuit finit par arriver

Le jeu est découpé en phases. Quatre normalement ; AsgardOdin les a simplifiées pour notre unique séance. Une phase Jour, durant laquelle on suit les Chasseureuses (les PJ). Les joueuses y ont donc, indirectement au moins, la main sur les scènes. Ensuite une phase Crépuscule, qui est plus en surplomb et durant laquelle les joueuses tentent de répondre aux questions. Suivie de la phase de Nuit, durant laquelle la Gardienne impose les scènes aux joueuses et où tout est bien plus dangereux.

Le move fourre-tout qui résout toute prise de risque (en dehors de la recherche d’indices) est un peu différent entre le Jour et la Nuit. Si c’était Blades in The Dark, la Position serait fixée à Contrôlée de Jour et à Désespérée de Nuit.

Durant la phase de Jour, quand les personnages tentent quelque chose de risqué, la joueuse précise à la gardienne avant le jet de dé ce que le personnage craint qu’il arrive en cas d’échec, et c’est ce qui arriverait. Durant la phase de Nuit, après ce choix de la joueuse, la Gardienne décrit « comment c’est pire que cela » et demande à la joueuse si elle persévère dans son intention. J’aime beaucoup cette approche, qui permet de taper fort mais de façon orientée par les souhaits de la joueuse. L’alliance avec le flashback me semble un rien plus aléatoire, mais étant donné le risque durant la phase de nuit, elle sera assez fréquente. Cela peut faire beaucoup de choses qui ne se passent pas dans le présent de la fiction d’un coup (une intention, deux futurs possibles, un test qui le semi-fixe, une vision du passé qui vient changer le présent et puis le présent finalement déterminé qui s’installe). C’est riche, et hier cela ne l’était pas trop.

Les conditions

Le système utilise un dispositif de Conditions infligées aux personnages : un aspect résultant d’un échec, attaché à un personnage, chacun donnant un -1 aux jets qu’ils devraient logiquement pénaliser. Comme classiquement avec ce système, grande simplicité d’un côté, perception parfois d’un déséquilibre entre la pénalité narrative et la pénalité mécanique. J’ai l’impression que pour les joueuses présentes, c’était vraiment une question anecdotique et de l’ordre de vérifier si on a bien compris, mais j’en connais qui bloquent fort sur ces aspects.

Edit : Gulix me signale en commentaire sur Discord que le Conditions s’utilisent en mode avantage / désavantage, en jetant 3d et gardant les deux moins bons ou meilleurs.

L’enquête comme si on n’y était pas

Le fonctionnement des indices et de l’enquête elle-même, abstraite et mécanisée, me laisse mi-figue, mi-poisson. La réalité de la situation n’est pas prédéfinie par le « scénario » (la Menace), elle se crée au fur et à mesure des interactions de jeu sr base de divers éléments assez indépendants fournis. Je ne connais pas les détails précis pour The Between, mais par analogie avec Public Access, je devine qu’il y a une amorce, la ou les questions parallèles ou sérielles auxquelles peuvent-doivent répondre les personnages et les joueuses, avec leur Difficulté mécanique et leur Opportunité mécanique ou narrative, mais pas de réponse prévue : ce seront les joueuses et les dés qui décideront ; une série de lieux, une sélection de PNJ et un sac d’indices qui sont décorrélés des autres éléments.

Quand les PJ cherchent des éléments de réponse au mystère, pour peu que leur manière de faire ne soit pas totalement absurde et qu’ils réussissent un test, ils reçoivent un indice choisi par la Gardienne. Éventuellement assorti de complications si la réussite est mitigée. Ou pas d’indice mais des ennuis si le test est un échec. Les indices sont quelque peu abstraits, les interroger précisément ne fait pas partie du jeu.

Durant la partie, la matérialisation des questions ouvertes et des indices par des post-it sur le tableau Miro était une aide importante et bienvenue pour la cohérence et le rythme de la partie et le bon déroulement de la phase suivante.

Nous avons joué la formulation d’hypothèse comme ceci : choisir une question parmi les 3 proposées par la Menace, inventer collaborativement une réponse en créant une histoire suffisamment crédible à partir des Indices collectés, et tester en jetant 2d6 – difficulté de la question + nombre d’indices utilisés pour construire l’hypothèse pour voir si notre invention est plus ou moins la bonne, avant de basculer dans la Nuit.

Sur un 6-, ce sont des purs ennuis. Sur une réussite, une Opportunité se présente aux Chasseureuses, prédéterminée par la question. Caprice des Carved from Brindlewood, plus la question est aisée, plus l’Opportunité est dangereuse. Ce qui est justifié / pris en compte dans la manière dont les questions et opportunités sont prévues. Ici nous avions trois questions de difficulté 4, 6 et 8. La première était « où se cache le tueur  ? » et menait droit à une confrontation avec lui, la dernière permettait de le comprendre et donc de pouvoir essayer de désamorcer les choses.

L’élaboration d’une réponse est une phase vraiment méta où l’on sort non seulement des personnages, comme cela peut arriver dans beaucoup de jeu d’enquêtes, mais où l’on bascule de découvrir à inventer, de poursuivre à précéder. Je ne suis pas sûr d’adorer. Oh, cela n’a pas gâché mon plaisir de jouer et j’étais heureux de tester cette mécanique, mais je crois que fondamentalement l’exercice cognitif de l’invention me plaît moins dans ce cadre que celui de la déduction. Ou peut-être n’y-a-t’il pas assez de contraintes ? il n’y en a pour ainsi dire pas. J’ai l’impression qu’il n’y a aucune résistance or j’aime cette résistance-là, j’aime le rush de la compréhension.

C’est peut-être un manque d’habitude de l’approche Carved from Brindlewood, mais cela m’a nettement moins amusé ici que dans d’autres jeux qui opèrent le même genre de bascule, par exemple Microscope, Noirlandia, Prosopopée, Sphinx ou D-Day.

Il y a également une question d’entente dans le groupe de joueuse… quand jette-t-on les dés ? qui les jette ? que fait-on des histoires incompatibles ? de celles qui ne plaisent pas à tous ? comment décide-t-on quelle est la bonne, celle qu’on teste ? si on veut en tester plusieurs (j’ai envie que ce soit possible), dans quel ordre ? comment gère-t-on les incompréhensions (je voulais dire ceci et tu as compris cela, tu voulais dire cela et je ne me souviens pas d’un élément) ? À mon goût, ceci repose trop sur le bon vouloir et le savoir-être des joueuses . Cela complique les possibilités de dissension entre les personnages sur ces sujets-là, d’abord dans leur naissance, mais aussi dans leur expression et leur résolution, ce que je trouve dommage.

Bref, ça passe, mais ce n’est pas le moment que je préfère.

J’ignore encore comment cela se passe côté Gardienne durant ce moment-là, mais je n’anticipe pas grand plaisir de mon côté. Je pense que sans la confrontation à une vérité préétablie, être pur spectateur des joueuses débattant d’histoires toutes exactement aussi vraisemblables et potentiellement vraies les unes que les autres, pour laisser la décision à un jet de dé absolument aveugle, ne m’amusera pas beaucoup.

Ces indices décorrélés, cette discussion déréalisée à la Les Loups-Garous de Thiercelieu et cette décision du pur hasard sont certainement les aspects du jeu qui me plaisent le moins.

Je pense que le contraste entre cette phase d’enquête et celle de jeu des personnage doit être grandement diminué si on fait un emploi fréquent des possibilités de partage de narration offertes par le jeu (ou ajoutées par la Gardienne), mettant plus souvent les joueuses en position de scénaristes / metteuses-en-scène et moins en position d’actrices. Comme les paint-the-scene(les questions de la Gardienne aux joueuses comme « quand tu rentres dans cette pièce, tu perçois immédiatement que le propriétaire sous des dehors affables est très violent, qu’est-ce qui te le fait savoir ? ») et les Unscenes (durant la phase de nuit, une scène parallèle à la scène principale, ailleurs dans Londres, sans les PJ, dont le cadre est fixé et que les joueuses narrent en répondant à des questions paint-the-scene préparées ; nous n’avons pas joué avec cela). À voir si les joueuses préfèrent plus ou moins de contraste, aiment ou non ce partage de narration. Mais cela fait pleinement partie du jeu.

Je reviens à la partie concrète que nous avons jouée hier. Lors de l’élaboration de la réponse à la question choisie, il y a eu pour moi un flottement, sans gravité, sur l’histoire proprement dite. Avec une première hypothèse dans laquelle un culte était responsable des meurtres, et une seconde où il s’agissait d’une personne qui agit plutôt seule. Nous avons jeté les dés sans vraiment re-présenter une histoire finale qui conjuguait les deux, nottament parce qu’il n’y a rien dans le système qui le garanti, et il n’a pas été précisé en quoi notre réussite mitigée (si je me souviens bien) déterminait concrètement ce qui était vrai dans cette histoire sur laquelle nous n’étions pas accordé·es. Cela générait, d’un côté, me semble-t-il, des attentes différentes chez les joueuses, chacune s’attendant je crois plus à leur version. De l’autre, une incertitude qui n’était pas du tout mauvaise.

Conclusion

Au final, une partie très agréable, très intéressante, qui m’a donné l’envie d’y revenir, mais aussi de hacker sauvagement le jeu. J’ai une impression, toutefois, que le jeu est situé à un maximum local et qu’il n’y a pas d’amélioration facile et évidente par rapport à mes goûts, pas sans transformation radicale. Mais il est attrayant, plein de saveurs spécifiques. Toutefois, il n’aurait rien donné sans les joueuses magnifiques qui ont fait étinceler la partie : AsgardOdin, Yaime Iwa et VampyTudors, merci !

― Alexander “Peashooter” Achziger