Les billets doux (en anglais : love letters) sont une technique de jeu très utile et efficace popularisée par les jeux propulsés par l’apocalypse. Mais ni les règles d’Apocalypse World (indisponible depuis lurette dans la langue de Laélia Véron) ni celles de ses cousins et descendants ne donnent beaucoup d’explications, seulement quelques exemples éparts. Il me semble utile d’analyser cela pour voir quelles sont les meilleures pratiques, pour les jeux PbTA mais également pour tous les autres – la technique est facilement exportable vers d’autres jeux.

Examiner correctement les aspects importants du sujet mène à un texte assez long. Je l’ai donc découpé en quatre parties, et vous lisez pour le moment la seconde. Les quatre sections sont :

  • En première partie, une introduction, le début de l’analyse des billets doux présentés dans les règles d’Apocalypse World en se consacrant à ceux destinés à relancer une campagne après une interruption,

  • Dans la présente deuxième partie, la suite de l’analyse des billets doux présentés dans Apocalypse World, en se penchant cette fois sur les autres cas : démarrer une partie one shot, réintroduire un personnage après une absence et gérer une ellipse dans une campagne.

  • La troisième partie offrira quelques exemples d’utilisation dans d’autres jeux, propulsés par l’apocalypse ou non (L’appel de Cthulhu, Légende des cinq anneaux).

  • Finalement, la quatrième partie présentera une synthèse des bonnes pratiques et un regard sur l’aspect technique,

Hum, où en étions-nous ?

Dans la première partie, les billets doux se dévoilent comme étant une action sur mesure, à usage unique, destinée à un personnage précis, et qui sert de démarreur. C’est une action de début de session : la joueuse la joue, obligatoirement, au début de la séance et cela met en place les circonstances pour la suite. Ou, en jargon moins apocalyptique et plus générique, un billet doux serait une courte procédure interactive ou intercréative, préparée, individualisée par personnage, qui est utilisée par les joueuses en début d’une session spécifique pour générer des choses intéressantes, c’est-à-dire du jeu.

Dans un jeu comme Apocalypse World, le billet doux sert typiquement :

  • quand il y a eu une interruption dans la campagne, que les souvenirs sont un peu flous et qu’elle a perdu son élan (c’est l’exemple premier du bouquin de règles) ; elles servent alors à rappeler certaines choses et à démarrer dans un nuage de poussière, déjà dans l’action ; ce type d’action est présenté dans la première partie de l’article ;
  • pour démarrer un one-shot rapidement et efficacement ;
  • pour réintroduire un personnage après une absence ;
  • pour gérer une ellipse importante au sein d’une campagne.

Explorons maintenant comment ces trois derniers cas fonctionnent en analysant quelques spécimens.

Image en aplats de noirs et de blanc montrant une personne introduisant des échantillons dans une machine d'analyse

One shots

Les billets doux pour lancer une partie en une session unique mettent en place de nouveaux éléments, contrairement aux billets pour relancer une campagne qui en rappellent surtout d’anciens. Par conséquent ils sont souvent un peu plus longs, avec plus de pièces et d’options. Ils remplacent la construction collective d’une situation (instable) lors de la première session (et peut-être des suivantes) par une exposition et des choix contraints. L’idée est d’avoir un démarrage rapide, pour avoir une session unique de jeu qui ressemble à celle d’une campagne battant son plein, car on ne dispose par définition pas du temps nécessaire à un démarrage en douceur en plusieurs sessions.

Ouvrons en un pour voir comment il fonctionne. Il vient de Bind blue & Hatchet City (généralement appelé simplement Hatchet City), un contexte de jeu de Vincent Baker pour Apocalypse World. Il est spécifiquement prévu pour le jeu en convention – un démarrage rapide afin d’obtenir l’effet d’une session de jeu qui serait grosso-modo la 4e d’une campagne. Pour ce faire, un billet doux spécifique accompagne chaque livret proposé aux joueuses.

Pour bien comprendre le contexte d’organisation : la partie est prévue pour minimum trois joueuses, qui choisiront parmis les trois livrets (archétypes de personnage) jugés essentiels. Toutefois, cinq livrets sont disponibles et la partie peut donc accueillir jusqu'à cinq joueuses.Les deux billets doux que nous examinerons ici sont liés à des livrets essentiels. Les joueuses reçoivent également une carte des lieux. La MC dispose d’un peu d’information complémentaire de son côté, genre des noms et rôles de PNJ pour improviser facilement, un minimum sur les menaces en cours (les évènements en cours, les plans des PNJ, qui vont peser sur les PJ) et une aide pour interpréter les choix posés par les joueuses dans les billets doux, style : si le Chien de Guerre est responsable de faire régner l’ordre à Hatchet City, ces 3 PNJ font des raids à l’extérieur ; sinon ce sont eux qui assurent la discipline du domaine.

Prenons le début du billet du Taulier, un des archétypes emblématiques du jeu. Celui-ci contrôle un domaine et un gang ; lors de la création du personnage, il doit entre autres choisir quelques options les concernant :

Mon cher Taulier,
Vas-y, prépare ton personnage, en suivant les règles de ton livret, à deux exceptions près : ton domaine s’appelle Hatchet City et ton gang ne peut pas être petit.

Ce billet doux se lie et s’ajoute à la création de personnage du livret.

Poursuivons la dissection :

Tu es embourbé dans une guerre de gangs avec un seigneur de guerre rival : Ambregras.
Ambregras règne sur ses ruines de l’autre côté du fleuve, à quelques kilomètres de ton domaine. Son gang n’est pas bien gros, mais compense en étant vicieux au possible. Tu as capturé au moins un de ses espions, elle s’appelle Mitchi. Vous l’avez repérée quand elle s’est lancée sur toi avec une lame.

Hop, exposition : voilà à quoi on joue. Informations succinctes mais suffisantes. Chaque livret / billet doux apporte les siennes propres, le cadre de jeu dépendra donc des livrets choisis.

Le billet doux met le PJ quasi in media res, ça donne le ton du jeu et du grain à moudre. Mais il n’en a pas terminé, loin de là :

Quand tu auras fini ton personnage, juste avant de commencer à jouer, je te demanderai comment ça va, avec Mitchi qui t’a poignardé et tout. Lance les dés+cool. Sur 10+ réponds-moi que ça va, tu as réussi à lui retirer sa lame avant qu’elle ne te fasse du mal. Sur 7-9 réponds-moi que ça va, elle t’a ouvert la main mais l’Ange Gardien t’a suturé la blessure et c’est rien de grave. Sur un échec, réponds-moi que sa lame t’a touché entre les côtes et que tu n’es pas bien sûr de comment ça va.

Jusqu’ici dans le billet, la joueuse n’a pas de choix à faire en dehors de ceux de la création de personnage. C’est de l’information et de l’aléatoire.

C’est clairement l’action Agir face au danger, adaptée spécifiquement pour cette situation. Remarquons qu’ici, apparemment, la MC contrôle les personnages – le Taulier qui agit face au danger, l’Ange gardien qui soigne – mais c’est un cas très spécifique, c’est comme les questions/propositions des Hx sur le livret de personnage, cela fait partie de la création. En réalité, c’est une donnée, une contrainte de base du personnage. C’est avant que la joueuse prenne possession du personnage.

Ces choix de personnage posés par la MC sont à éviter dans le billet doux de personnages déjà joués, voire créés, car là ils devraient alors être dans les mains des joueuses. C’est leur job à elles de faire agir, penser, ressentir leur personnage. En tous cas, si l’on veut respecter l’esprit du jeu. D’où l’intérêt d’avoir un billet doux qui entoure la création du personnage, plutôt qu’un qui la suit, pour une MC qui a déjà des idées de ce qu’elle veut proposer comme coup d’un soir.

Une autre manière de faire, si les joueuses sont en contact préalablement à la session de jeu, c’est de créer les personnages à l’avance ; ensuite, la MC écrit des billets doux adaptés à ce qui fut créé, aux volontés exprimées par les joueuses. Cela peut donner l’espoir de plus de liberté. Mais en pratique, la MC aura peu de matière. Elle devra, comme ici, apporter finalement beaucoup elle-même et, par conséquent, ne pourra pas vraiment offrir de l’agentivité aux autres joueuses. À moins d’avoir une séance de création collective, de jouer d’une manière ou d’une autre une session zéro. Ce qui éloigne de plus en plus du cadre d’un coup d’un soir.

Revenons à ce billet doux : la joueuse le lit avant de créer son personnage. Cela lui permet potentiellement de choisir ses scores de caractéristiques en fonction… le billet est donc également un appel, genre, dans celui-ci, « mets un bon score en Cool. » Ou « choisis des options qui vont bien pour régler ce qui te pend au nez. »

À titre personnel, je trouve cette partie du billet un peu molle, elle ne donne pas grand-chose qui pousse à l’action. C’est un défaut d’Agir face au danger si on ne charge pas un peu les issues. D’un autre côté, le reste de la situation est déjà bien chargé, ce n’est pas donc pas très important. Peut-être que ce morceau-ci est là avant tout pour donner du poids à la tentative d’assassinat de Mitchi. Et puis… attendez la suite.

Image en aplats de noir et blanc, une main tenant un couteau à lame courbée le long du corps
Alors, Mitchi, cette mission ?

Continuons. Nous approchons du démarrage des joueuses dans la partie, le billet doux leur passe la main :

Je vais aussi te demander comment se passe ta guerre de gangs. Dés+dur. Sur une réussite, choisis ce qui est vrai dans la liste suivante. Sur 10+, 2 propositions au choix ; sur 7-9, 3 propositions au choix parmi les suivantes :

  • Ta patrouille sur la frontière, des braves sous les ordres de ton ami Ba, est tombée sous les coups du gang d’Ambregras. Personne n’en est revenu.
  • Ambregras s’est arrangé pour placer des bunkers fortifiés à portée de feu de ton domaine, et son gang vous harcèle dès que vous levez le nez.
  • Ambregras a pris le contrôle du fleuve et ne le lâche pas. Du coup, tu n’as plus accès au trafic fluvial, ni au commerce et à l’approvisionnement qui en découlent.
  • À part Mitchi, tu n’as aucune idée du nombre ni de l’identité des espions d’Ambregras présents dans ton domaine.
  • Ton ancien lieutenant, Dustwich, raconte à toute ta population qu’elle peut arranger les bidons avec Ambregras et sauver tout le monde, et que tu ne vas plus rester longtemps à ta place. Elle commence à avoir ses fans.

Sur un échec, les 5 propositions sont vraies.
Bonne chance,
Tendrement, ton MC.

Bim ! Cette fois, c’est du sérieux. Un deuxième jet, des options, une modification/précision immédiate des circonstances. Ici la joueuse choisit son point de départ, quels ennuis son personnage a – enfin, si son jet lui permet.

La formulation fait qu’il n’y a pas cet effet d’information fournie par les possibilités non-utilisées. La joueuse choisit ce qui est vrai, pas ce que son personnage sait. Ce qui changerait radicalement si le billet doux disait par exemple « Sur une réussite, choisis ce ce que tu as découvert dans la liste suivante » et « sur un échec, rien. ».

Bien que le billet donne des choix à faire à la joueuse dans une liste limitative, ce ne sont pas vraiment des choix de personnage. Ils n’en présument même pas. Remontez dans les billets précédents d’ici et de la première partie, consultez les exemples suivants, c’est assez constant. Les choix portent plutôt sur des éléments qui sont extérieurs au personnage, dans la sphère de décision de la MC, où à l’intersection joueuse-MC. Parfois la joueuse peut choisir ce qui affecte son personnage, mais les billets ne lui demandent pas de décider parmi une liste limitative ce que le personnage fait ou a fait. Je pense que cela serait contraire à l’esprit du jeu.

Apocalypse World est développé avec une attention particulière au consentement. C’est un équilibre précis entre ce consentement et avoir un système qui mène, de façon fiable, le jeu quelque part, quelque part où les joueuses n’iraient généralement pas sans son intervention. C’est à dire, un système de jeu qui fait effectivement quelque chose pour l’expérience de jeu. Il y a plusieurs éléments dans cet équilibre. Le fait que les joueuses sont entièrement et seules responsables de ce que leur personnage ressent, pense et fait en fait partie. Un autre élément est que les actions du jeu, même si elles emmènent les personnages / joueuses sur des terrains qu’elles préféreraient peut-être éviter sont des petits contrats : quand on fait ceci, on sait que cela peut arriver, cela précisément, et pas autre chose. Elles sont en nombre raisonnable, tout tient sur deux ou trois pages, on peut vraiment en prendre connaissance. Remarquez également que les actions de joueuses laissent toujours le choix des conséquences à la joueuse qui les subit, jamais à celle qui les inflige. (Ceci n’est pas vrai pour les actions de la MC, mais Apocalypse World est publié en 2010, nécessairement développé avant ; la Carte-X doit dater de 2012, cela donne une idée du positionnement historique en termes de sécurité émotionnelle.)

Donc, les joueuses exclusivement décident pour leur personnage, les actions impliquent le choix informé des joueuses – elles connaissent les conséquences potentielles précises avant de décider – et le choix est donné à qui subit. Les billets doux mettent potentiellement ces principes de conception et de jeu en péril. Car l’application du billet doux en lui-même n’est pas une décision informée de la joueuse – elle n’a, hors négociation hors-jeu ou carte-x – pas le choix de s’y lancer ou pas. Il faut donc être très prudent, protéger les autres dimensions et notamment ne pas prendre le contrôle du personnage, même si cela semble logique à la MC. Le tandem personnage – joueuse choisi ce qu’il fait, et choisi ce qu’il subit. Rédiger des conséquences des situations, des actions déjà effectuées ou choisir ludiquement un point de départ, les marges de son cadre, favorise tout cela. Exiger ou supposer un choix sur ce que le personnage a fait librement, hors conséquences des situations, dans une liste limitative, non.

La carte muette d'Hatchet City

Allez, on en ouvre un deuxième ? Celui-ci est pour le Céphale, un autre archétype typique du jeu, un être impénétrable, qui exerce ses effroyables aptitudes en liaison étroite avec le maelstrom psychique – ce bruit de fond qui hurle sans arrêt à l’arrière de la conscience, plein de haine et de terreur, auquel on ne peut échapper.

Très cher Céphale,
Vas-y, prépare ton personnage, en suivant les règles de ton livret.
Tu vis dans un domaine qui s’appelle Hatchet City. Hatchet City est en guerre contre un seigneur de guerre rival qui s’appelle Ambregras, et son gang est vicieux au possible. Tu as la garde de certains prisonniers de marque – une espionne présumée, un chef de gang adverse, peut-être d’autres. Encore plus remarquable, le maelström psychique semble s’être retourné contre Hatchet City.

Deux phrases sur la situation générale, deux phrases sur la situation spécifique du personnage et un fameux souci identifié.

La place du Céphale dans le domaine du taulier est déjà en partie définie par le billet.

Une fois que tu as terminé ton personnage, juste avant de commencer à jouer, je vais te demander ce que tu as découvert. Lance les dés+zarb. Sur un succès, pose-moi des questions de la liste suivante. Sur 10+, 3 questions ; sur 7-9, 2 questions :

  • est-ce que Mitchi l’espionne travaille vraiment pour Ambregras ?
  • qu’est-ce qui rend les fanatiques aux ordres d’Ambregras si… motivés ?
  • à propos de qui ou de quoi le maelström est-il si remonté ?
  • quelles sont les autres personnes impliquées dans cette histoire de maelström ?

Sur un échec, deux questions quand même, mais tu es également impliqué dans cette histoire de maelström.

Voici des questions-réponses : des questions que la joueuse peut poser au MC. « Regarde tous ces délicieux biscuiiits… mais attention : tu dois choisir. » On retrouve l’effet d’information incidente : même si la joueuse ne choisit pas un item, elle sera au jus, elle en saura juste moins. Pour la construction de la partie, n’oublions pas que les échanges de question-réponse se font face à toute la tablée… Dans le jeu, seul le ou la Céphale saura, mais à table… (Les réponses aux questions sont dans les documents de la MC.)

Le billet flirte avec la limite du personnage. On peut le lire comme « sur quoi t’es-tu renseigné ». L’hypothèse étant que le personnage s’est renseigné. Mais en même temps, il s’agit toujours de choisir la situation de départ, de finir la création du personnage et le Céphale est un des archétypes qui manie l’information et le maelström.

Croisement entre les personnages : le taulier est sûr que Mitchi est une espionne d’Ambregras, le Céphale a ses doutes… et peut-être des infos.

Et ce truc de maelström, ça doit être important quand même, ça fait 4 fois que ça apparaît sur 12 lignes, ce serait pas comme un signe ?

De plus, je te parlerai de quelques PNJ, et je te citerai leurs noms. Réponds à au moins 3 questions dans la liste suivante :

  • lequel ou laquelle est amoureux ou amoureuse de toi ?
  • lequel ou laquelle est sous ton contrôle ?
  • lequel ou laquelle vas-tu assassiner ?
  • duquel ou de laquelle es-tu tombé amoureux ou amoureuse ?

Tendrement, MC.

Triple effet Kiss Cool : cela donne des choix à la joueuse, tout en donnant des indices sur le type de personne qu’elle va incarner. Et cela donne l’occasion à la MC d’exposer quelques PNJ, car, de nouveau, toute la tablée écoutera. Le billet donne la main à la MC pour exposer quelques éléments de plus, à la joueuse pour choisir lesquels.

À la fin de la création des personnages, avec les choix combinés de trois à cinq joueuses, il y aura pas mal de matière de départ et d’entrecroisements. Et de surprises, aussi, même pour la MC.

Nonobstant

Les billets doux d’Hatchet City, s’ils permettent d’explorer les billets doux, ne sont pas exemplaires pour lancer un one-shot, une partie complète en une session. Hatchet City a été écrit en 2010, tout au début d’Apocalypse World. Après utilisation, Vincent Baker parle de 50 % de parties qui ne fonctionnent pas comme il le voudrait. Le système de billets doux montré ici génère quelque chose qui peut ressembler à une session au milieu d’une campagne d’Apocalypse World, mais est décevant comme coup d’un soir. Trop de pistes, trop d’éléments sont générés et sans être lestés par un historique de partie réel, le résultat accroche beaucoup moins.

Photographie en contre-plongée de l'incendie en vol et chute d’une fusée
Houston? We have a krkrrkrkrkrrrshhhhhhh

(Les Baker font donc maintenant les démos autrement, voici une méthode de Meguey Baker (Margolotte) ; le reste du fil de discussion est intéressant. Mais hors sujet, vu que c’est sans billets doux.)

Il est un peu plus fonctionnel d’utiliser ce genre de billets doux pour lancer une campagne. Néanmoins, ce qui est gagné en temps de démarrage est généralement perdu en finesse, en appropriation, en mystère – ce que proposent les règles ordinaires qui, elles, fonctionnent parfaitement.

Les deux ou trois premières sessions d’un jeu PbTA jouées façon ApoWo, directement à la première session, peuvent donner une impression de flottement, en particulier à la MC. Cette impression peut tout à fait être angoissante, en particulier – mais pas seulement –, quand on a l’habitude de démarrer sur un décor et/ou un scénario solides préexistants. (Le résultat exact dépend évidemment des joueuses autour de la table, mais aussi des livrets en jeu : en moyenne, dans AW, un Taulier ou un Quarantine vont propulser-orienter plus fortement la partie qu’un Chien de Guerre ou une Beauté Fatale.) Ce flottement, ce vertige spécifique, sont parfaitement normaux mais peuvent être amplifiés, crois-je, par l’habitude d’autres pratiques qui offrent plus de sécurité apparente, de contrôle. Ils créent une très forte tentation, de compenser ce grand manque perçu : session zéro, starter ou billets-doux (en particulier après la première ou deuxième session), sans essayer le jeu comme il est prévu. Et ça fonctionne. Mais cela change l’expérience de jeu. Si vous n’avez pas essayé la version originale, que vous en avez l’occasion et l’envie, je vous invite à la tester : c’est vraiment intéressant.

Photographie en contre-plongée d’un ou d’une parachutiste sautant d’un avion rouge, attachée en duo avec son moniteur
Tout va bien !

Réintroduction et ellipse

Réintroduire un personnage qui s’est absenté est très semblable au redémarrage d’une campagne, juste il ne faut en écrire qu’un, pas un ensemble : rappeler les arcs importants du personnage, éventuellement lancer quelque chose de frais qui montre que lui non plus n’est pas resté immobile. Si cela se croise d’une manière ou d’une autre avec ce que les autres personnages ont vécu, cela peut être sympa. Et veiller à le rattacher à ce qui se passe d’une manière ou d’une autre – les liens existants entre les personnages peuvent suffire.

Les billets doux d’ellipse ressemblent également a priori assez fort à ceux de redémarrage de campagne. Pourtant, ils ont un rôle opposé : là où le billet de reprise de campagne rapproche de ce qui est lointain – les séances passées –, rappelle, et remet les personnages dans leurs mouvements, le billet d’ellipse crée la distance : il clôture certaines choses laissées en suspens que l’on ne désire pas poursuivre ou qui arrivent à leur fin, en lance d’autres, nouvelles, **montre comment l’univers et les personnages évoluent et inscrit les joueuses dans un nouveau mouvement. Leur similitude vient sans doute qu’ils s’appuient tous deux sur ce qui a déjà été établi. Il est toujours bon de demander aux joueuses ce qu’elles comptent faire, quel(s) projet(s) sont importants pour leurs personnages, quelle trajectoire est importante pour elles, pour leur écrire un billet réellement sur mesure, avec quelques choix à poser sur ce qui est clôturé, abandonné et les nouvelles orientations. Tout en faisant attention à ne pas demander dans le billet des choix de personnage limitatifs. Le billet destiné à Lafferty est un bon exemple :

Mon cher Lafferty, pourrais-tu s’il te plaît lancer les dés+rusé ? Sur 10+, 2 options au choix. Sur 7-9, 1 option au choix parmi les suivantes :

  • tu as trouvé un remplacement efficace à Corwin maintenant qu’il a disparu
  • tu as réussi à te dégoter une batterie pour l’hélicoptère et tu l’as là, dans sa boîte
  • Scanner en sait toujours moins sur toi que tu en sais sur lui

Sur un échec, une option au choix quand même, mais pas celle sur Scanner.
Tendrement, ton MC.

Remarquez l’économie de rédaction : il n’y a pas de choix «… si tu veux faire ceci, alors… si tu veux faire cela, alors… », qui est souvent une fausse piste. Ici c’est bien plus direct, et, surtout, le billet parle d’actions déjà choisies par la joueuse, déjà amorcées, mais non encore résolues, de nouveau pas de choix d’actions de personnage parmi une liste limitative. La structure est : «… pourrais-tu s’il te plaît lancer les dés+carac ? Sur 10+, X options, sur 7-9, Y options au choix parmi les suivantes : avoir fait ceci résultat 1, avoir fait ceci résultat 2, avoir fait cela, ne pas subir telle conséquence d’avoir fait cela… ».

Cela peut paraître peu pour ces deux types de billets doux, pourtant très utiles. Mais d’une part c’est tout ce que les règles d’Apocalypse World nous proposent. D’autre part, nous avons en réalité déjà tous les éléments nécessaires en main. Si toutefois vous êtes restés sur votre faim, d’autres billets de réintroduction et d’ellipse paraderont dans la prochaine partie.

Prochainement dans Écrire un billet doux

Dans cette troisième section, nous étudierons quelques billets doux écrits pour de tout autres jeux : Dungeon World, Advanced Dungeon World, L’appel de Cthulhu et Légende des cinq anneaux. Finalement, dans la quatrième partie, je ferai la synthèse des principes et bonnes pratiques, et examinerai les aspects techniques. À bientôt !

Remerciements et attribution

Remerciements

  • Relectures, coups de pieds au cul et suggestions (sur Bidule JdR) : Asgard Odin, BenjaminP, Benoît Papy (aka Dithral, aka BifaceJdR), Calaad, Doji Satori, Erwik, ThéoC (Voltiv), Whidou, Doji Satori et Magimax ;

  • Hébergement et technique : Calaad ;

  • Meguey et Vincent Baker pour Apocalypse World et toutes et tous les autres créateurices pour la vague propulsée par l’Apocalyse.

Illustrations

Extraits de jeux

  • Bind-Blue & Hatchet City, D. Vincent Baker, 2010
  • Apocalypse World (1ere édition française), D. Vincent Baker, traduction de Gregory Pogorzelski, 2012, La Boite à Heuhh, épuisé