Bidouiller des systèmes de règle et la pratique du JdR virtuel m'ont  amené à des pratiques de MJ dont l'intérêt m'avaient jusqu'ici échappé.  D'habitude, je faisais jouer un groupe de proches en table réelle, et je  ne réutilisais jamais deux fois le même scenario. S'il m'arrivait de  faire rejouer un scenario, c'était avec plusieurs années d'écart.

Mais maintenant que j'ai des règles ou des scenarios à tester, les  tables de rôlistes virtuelles et les conventions du même acabit me  permettent d'élargir le cercle des joueurses au-delà des personnes que  je fréquente habituellement. Et pour la première fois, j'ai pu faire  rejouer le même scenario. Comme j'ai un petit stock de prétirés sympas qui font bien le taf en terme de variété et de présentation d'archétypes gloranthiens, je me retrouve pour la première fois à faire rejouer le même scenario aux mêmes personnages, et j'ai trouvé ça super bien !

Aujourd'hui, un groupe d'héroïques orlanthis du clan de la Corne d'argent va venir en aide à un enfant perdu du clan Namolding et se mettre sur la trace d'une terrible malédiction lunar. Encore...

Le jour de la marmotte ?

Pour être honnête, j'avais un peu peur de me retrouver comme un  démonstrateur de foire à livrer les mêmes descriptions, faire avancer la  même histoire et recommencer la boucle temporelle à l'identique à  chaque partie, comme Bill Murray dans Un jour sans fin. L'enjeu  maximum pour moi n'aurait été que de perfectionner à chaque itération  ma connaissance du scénario et d'anticiper au mieux les réactions  possibles des joueurses, jusqu'à réaliser le run parfait. Je  pensais que le plaisir d'avoir un système à tester allait venir avec le  léger ennui de la répétition, mais il n'en fut rien.

Vous êtes au bon endroit et tout va bien

Contrairement à Bill Murray, le MJ n'est pas le protagoniste principal  de l'histoire. Les joueurses et leurs personnages le sont sans  discussion. En tant que MJ, je suis en quelque sorte l'architecte de  l'espace imaginaire dans lequel ils vont agir. En reprenant les mêmes  prétirés et en leur faisant jouer la même aventure, avec des  incarnations par des joueurses différentes, je me suis retrouvé dans la  position de Michael, l'architecte de The good place, effaçant  la mémoire de ses cobayes pour les remettre inlassablement dans des  situations proches, jouant sur quelques variables pour les observer se  dépatouiller dans son mini-univers, avec les dilemnes moraux qu'il a  soigneusement sélectionnés pour eux.

Avant de s'intéresser à Glorantha, Michael était MJ à Paranoïa.

La façon pour chaque groupe d'aborder et d'intéragir avec les PNJ, les  questionnements des joueurses, leurs hésitations et discussions avant  chaque décision, leurs choix petits ou grands vous permettront de  redécouvrir à chaque fois et votre scenario et vos prétirés. Avec un  scenario joué une seule fois, vous n'avez qu'une seule réalisation des  possibles. En réitérant le scenario avec des joueurses aux habitudes  différentes, avec un autre équilibre des rapports personnels entre  prétirés, avec des façons de jouer différentes pour le même rôle, vous  comprenez mieux le champs des possibles et les différentes variations  que permet l'architecture que vous avez mise en place.

You know my name

Ne nous y trompons pas, je ne prends pas mes joueurses pour des cobayes.  Les cobayes en question seraient plutôt les personnages, revenant sans  mémoire de l'épisode déjà vécu, prêts à passer par les mêmes épreuves  après une remise à zéro. Le fait de les voir revenir interprétés par des  joueurses différentes à chaque fois les éclaire sous des angles très  différents. Comme j'ai plus de prétirés qu'il n'y a de joueurses , la  tablées se retrouve avec des associations différentes à chaque fois. Les  interactions entre personnages et la dynamique du groupe s'en trouve  profondément modifiées. Un groupe dirigé par une noble au caractère  rebelle ou une prêtresse de la terre réfléchie, modulé ou non par les  pitreries d'un personnage de bouffon ou au contraire la force bonhomme  du héros paysan ne fera pas les mêmes choix et n'engendrera pas les  mêmes ambiances à table. Vous allez bien vite devenir, comme le  préconisent les conseils des jeux PBtA (Powered by The Apocalypse) "fan  de vos personnages". Et peut-être même fans de vos différentes  joueurses, que vous allez voir incarner les mêmes personnages. De même  que le James Bond de Daniel Craig diffère de celui de Roger Moore, de  Sean Connery ou de Pierce Brosnan et éclaire d'une nouvelle lumière le  même rôle, vous saurez apprécier les variantes de vos prétirés, qui y  gagneront en profondeur et en complexité. Et vous apprécierez d'autant  plus les variantes de roleplay de chaque joueurse.

Le scenario rejoué est une bonnes mesure de l'agentivité que vous laissez à vos joueurs. Les différences de déroulement, de  dénouement, de ton et d'ambiance d'une partie à l'autre en suivant le  même scenario vous en apprendront beaucoup sur votre façon de mener une  partie. Quelles portes laissez-vous ouvertes ? Jusqu'où pourrez suivre  les envies de vos joueurses et rebondir sur leurs propositions tout en  gardant la structure que vous aviez prévu pour leur proposer des  situations intéressantes ? Vous aurez bien du mal à le savoir si vous ne  faites jouer le même scenario qu'une fois.

Le MJ est une joueurse comme une autre

Mais ne nous le cachons pas, voir différentes incarnations des mêmes personnages se débattre dans la même architecture n'est pas qu'un outil d'analyse ou d'amélioration. C'est avant tout un grand kif. Vous aurez à la fois le plaisir des réactions anticipées, mais aussi les surprises et l'inattendu. Vous passerez d'une impression de maîtrise et de déjà-vu à des moments d'improvisation complètement inattendus. Et le plaisir peut être communicatif : si vos joueurses vous sentent non pas arc-boutés sur le déroulement de "votre" histoire mais au contraire prêt à explorer avec eux les conséquences des variations qu'ils vont amener, ils joueront sans doute plus libérés.

Vous savez, en théorie, que la récit en Jeu de rôle viendra de la rencontre entre ce que les auteurs du système et du scenario ont conçu, ce que le/la MJ aura préparé et ce que les joueurses (MJ comprise) en feront en jeu. En rejouant, vous le vivez directement et c'est très jouissif.

On n'insistera jamais assez sur le plaisir à jouer en tant que MJ. Tenter d'analyser ou de théoriser sur ce qui fait ce plaisir particulier dépasse de loin ce que je voulais faire passer dans cet article et mériterait sans doute l'attention des distingués théoriciens de notre loisir.

Mais une chose est sûre : camarades MJ, nous aussi, jouons pour le plaisir et en retirer le maximum de satisfaction. Et si vous n'avez jamais eu l'occasion de faire rejouer, n'hésitez pas, foncez, j'espère bien que, comme moi, vous allez aimer ça !