La méthode fire and forget (tire et oublie) est une technique de joueuse qui consiste à ré-orienter son personnage de manière à pouvoir à la fois tenir compte de toutes les contraintes d'une table de jdr et de le jouer en immersion forte, en alternant des longues périodes de jeu en immersion et des ré-orientation non intrusives.

Il y a de multiples façons de jouer un personnage de jdr. En supposant que sa personnalité, sa psychologie, ses valeurs, sa logique interne aient une quelconque importance (le contraire se pratique aussi très honorablement), cela peut aller du suivi consciencieux du personnage tel que créé, à la composition avec l’histoire et avec le jouer-ensemble, ou à la soumission aux calculs tactiques et justification rétroactive. Pour chaque possibilité, cela peut être un jeu entièrement instinctif ou quelque chose de très intellectualisé, construit. Tout cela procure des sensations et des plaisirs de jeu différents.

Il y a un plaisir certain à s’immerger dans son personnage, sa pensée, ses émotions, ses sensations, mais cela peut se faire au détriment de l’ambiance à la table, au détriment de l’intérêt global de ce qui est joué. C’est quelque chose qui est connu, au point d’être devenu un classique de la création de personnage : créons des personnages qui vont fonctionner ensemble, qui vont permettre ou créer l’expérience de jeu recherchée, que cela soit de suivre ensemble le toboggan amoureusement préparé par un·e meneu·r·se ou un franc conflit entre PJ.

L’idée est d’orienter au départ son personnage correctement, de le pointer dans la bonne direction. Un peu comme sur la ligne de départ d’une course d’escargots ou de grenouilles. Ou de tortues.

Une course de tortue

Nous pouvons faire cet exercice à d’autres moments. Entre deux séances, ou même en cours de partie, nous pouvons réorienter notre personnage, mieux le pointer.

Il s’agit de prendre un peu de recul, de voir ce qui fonctionne et ce qui aurait besoin d’une poussée, et de trouver l’orientation, le pointage. D’ajuster les perceptions et moteurs du personnage pour le propulser dans la meilleure direction. De prendre un moment pour considérer plus attentivement les autres plans importants de la partie : l’amusement de ses partenaires, la création de jeu, l’intérêt de la fiction… avant de replonger de plus belle dans le personnage. Et de devoir moins doublepenser (devoir tenir plusieurs lignes de pensées à ce moment-là incompatibles). Ensuite, fire and forget. Tire et oublie.

Un exemple

Je joue Opale, une jeune fille à la vie compliquée. Elle sauve d’un sort pire que la mort un jeune homme, Laurick, et l’aide à prendre un nouveau départ dans la vie. Leur relation est compliquée, mais une romance se développe doucement, les opposés s’attirant. Malheureusement, une série de péripéties fait disparaître soudainement Opale pour plusieurs mois. Laurick pense qu’elle l’a abandonné – il sait que, dans son ancienne vie, c’était son habitude. Il se rapproche d’une amie d’Opale, Apolline. Celle-ci est le personnage d’une nouvelle joueuse, qui n’a pas connu Opale à la table. Elle ressemble beaucoup plus à Laurick que la disparue, et finissent par filer un chaste et complice amour.

Opale revient. Pendant quelques séances nous jouons cette rivalité entre Opale et Apolline pour Laurick. C’est amusant au début, et puis cela le devient moins. La joueuse d’Apolline veut, elle, vraiment gagner cette confrontation, garder Laurick pour elle, et la tension entre les personnages commence à déteindre entre les joueuses. Cela donne une rigidité au jeu, et le drama entre les personnages se fige doucement, s’appauvrit. Pourtant Opale non plus n’est pas du genre à renoncer, surtout face à une pecque comme Apolline, surtout pour son premier véritable amour.

Deux jeunes footballeuses en compétition derrière un balon

En interpartie, je mets Opale sur la table d’intervention. J’arrange un peu ses motivations. Après tout, elle tient à Laurick, réellement, et Apolline est une amie ; les deux sont plus innocents, ont eu une vie nettement plus protégée qu’Opale ne l'eut jamais. Il ne faut pas grand-chose pour lui faire accepter la situation, lui donner une impulsion de changement d’attitude vers une affection maternante pour ce couple mignon. De retour en jeu, je vais concéder sa victoire à la joueuse d’Apolline, cela semble important pour elle, et la lui offrir fait plaisir à tout le monde. Les personnages vont se rapprocher à nouveau, Opale regagner l’affection de son amie. Et le jeu s’améliorer.

Évidemment, la situation aurait pu être abordée de multiples manière, depuis le laisser-faire et voir ce qui arrive jusqu’à la coordination en débriefing ; ce sont les circonstances de la table qui ont fait que le fire & forget fut mon angle d’attaque.

Mais la cohérence ?

Le gros avantage – pour moi – de cette méthode, c’est qu’elle m’a permis de vraiment m’immerger dans le personnage tout en ayant tout de même une réflexion sur l’histoire dans son ensemble, la place de mon personnage, comment être créateur de jeu pour mes partenaires plutôt que neutre (ou pire, destructeur)… Cela veut dire toutefois qu’il faut réorienter son personnage. Le tordre, parfois, un petit peu, le plier aux autres contraintes du jeu. Ce qui – pour moi, toujours – fait entièrement partie du jeu, est producteur de parties réussies.

La psychologie, les valeurs, la logique interne, la personnalité du personnage ont de l’importance, oui, et elles ne la perdent pas avec cette méthode. Nous avons souvent tendance à concevoir des personnages trop logiques, trop monolithiques, trop rigides par rapport à ce que nous sommes vraiment. Sans parler de l’erreur fondamentale d’attribution : c’est ainsi que les psychologues dénoment notre biais presque universel d’attribuer les raisons des actes d’une personne bien trop à sa nature, à sa personnalité, et pas assez, par rapport à la réalité, aux circonstances.

Au final, j’ai trouvé qu’il y a toujours moyen de tout justifier, de tout expliquer, de tout accepter dans les adaptations utiles. La psyché est complexe, il suffit généralement de peu pour pointer le personnage dans la bonne direction. La division en deux temps distincts permet de se consacrer pleinement à chacun d'entre eux. Juste un tout petit peu de gymnastique mentale pour accepter le changement, et feu !

Une course de crapauds

Attributions des images utilisées, dans l’ordre :