Illustration originale par Guillaume Jentey


Un des apports d’Apocalypse World (AW), pour moi, fut de formaliser un certain fair-play de la meneuse de jeu envers les joueuses.

Apocalypse World est le point d’origine des jeux propulsés par l’Apocalypse (PbTA). Ces derniers peuvent être très différents les uns des autres, et il n’est pas possible de tirer des généralités applicables à tous, la définition d’un PbTA étant grosso-modo que son auteur ou auteure le considère comme tel. Toutefois, il y a une famille des PbTA que je vais appeler “à actions” qui ont quelques points communs, et pour plusieurs desquels ce que j’écris ici peut s’appliquer. Et, en même temps, je pense que les principes fondamentaux qui se cachent derrières ces règles sont intéressant à considérer dans beaucoup de pratiques rôlistes.

Dans les règles

Dans un jeu PbTA à action classique, les joueuses ont un personnage, elles sont responsables de son passé, ce que ce personnage pense, ressent, dit et fait. La MC est en charge du reste du monde, du décor, des PNJ, de l’animation, de la transmission des règles… Pas grand-chose de très différent des jeux de rôle qui les ont précédés.

Dans les jeux PbTA à actions, ce que les joueuses et la meneuse de jeu (souvent appelée MC) doivent faire selon les règles, sont formalisées en actions. (Il y a divers mots français qui traduisent le mot anglais move, dont action mais aussi manœuvre, coup, ou réaction, selon les jeux.) Les actions de joueuses et les actions de MC sont fondamentalement différentes, mais ici je ne vais réellement m’intéresser qu’aux actions de MC.

Les règles prescrivent quand la MC peut utiliser une de ses actions : grosso-modo quand il y a un blanc dans la conversation et que les joueuses la regardent en attendant quelque chose, quand une joueuse fait un échec sur un test, quand une joueuse lui donne une occasion en or – c’est-à-dire fait quelque chose qui appelle une conséquence. Les règles prescrivent une série prédéfinie d’actions que la MC peut implémenter en jeu. Chaque action de MC est une description narrative de quelque chose à mettre en jeu, comme séparer les personnages, appliquer les dégâts logiques ou faire arriver un PNJ à la recherche de réconfort. Comme toute meneuse de jeu, la MC a énormément de pouvoir sur l’univers de jeu, mais les règles cadrent ce qu’elle devrait faire, comment elle choisit ses actions. Et voici qu’apparaît en filigrane notre notion de fair-play.

Voici l’extrait d’Apocalypse World (1ere édition, VF) pertinent :

Quelques pistes pour choisir tes actions…

Choisis toujours une action qui semble être la conséquence directe de ce qui se passe dans l’histoire. Ce n’est certainement pas la seule qui colle, et ce n’est pas nécessairement la plus logique, mais elle doit coller un minimum à ce qui se passe.

La plupart du temps, contente-toi d’une action qui (a) prépare le terrain pour une action plus méchante et plus directe et (b) donne aux joueurs l’occasion d’agir ou de réagir. Raconte ce qui se passe mais repasse la main aux joueurs avant les conséquences : « Il te balance sa tronçonneuse à la face ! Qu’est-ce que tu fais ? » Quand un joueur te laisse une opportunité grosse comme ça, par contre, tape aussi fort et direct que tu veux. Ne sois pas nécessairement le plus méchant possible, mais sois méchant quand même. Rends juste la chose irrévocable. Dis ce qui se passe, conséquences comprises, puis repasse la main aux joueurs : « La tronçonneuse te mord le visage et il y a des bouts de toi un peu partout ! Tu encaisses 3-dégât ! Vite, qu’est-ce que tu fais ? » Quand le personnage d’un joueur fait une action et rate son jet de dés, c’est l’exemple même d’une opportunité grosse comme ça. Quand tu as préparé le terrain avec des actions plutôt cool et que les joueurs te laissent faire, ça compte aussi comme une opportunité grosse comme ça.

Mais si personne n’a rien fait de grave et que tu n’as rien préparé, contente-toi d’une action qui prépare le terrain, qui permet autant à toi qu’aux joueurs de faire d’autres actions.

Dungeon World (DW) a conservé cela, et ajoute les termes d’action clémente et d’action méchante (soft move et hard move dans la VO) pour en parler. Voici ce qu’il en est dit :

Normalement, lorsque les joueurs attendent que vous leur disiez ce qui va se passer, vous déclenchez une action clémente.

Autrement, il s’agit d’une action méchante.

Une action clémente n’a pas de conséquences immédiates et/ou irréversibles. Il peut s’agir de quelque chose qui n’est pas franchement mauvais, comme révéler aux PJ qu’ils peuvent avoir accès au trésor mais qu’il leur faut venir à bout d’un golem (offrir une opportunité avec un coût).

Cela peut être quelque chose de mauvais mais que les PJ peuvent encore espérer éviter en défiant le danger comme, par exemple, le grondement d’une avalanche ou des archers gobelins bandant leurs arcs (montrer des signes d’une menace à venir).

Une action clémente que les joueurs ignorent ou négligent est une occasion en or de déclencher une action méchante.

Si les joueurs se moquent de la salve de flèches tirée dans leur direction ou du bruit de l’avalanche qui se rapproche, l’occasion est trop belle d’utiliser l’action « infligez des dégâts ».

À l’inverse, une action méchante a des conséquences immédiates. Infliger des dégâts est, pour ainsi dire, toujours une action méchante car elle suppose la perte de PV irrécupérables sans une action des joueurs.

Quand vous avez l’occasion de déclencher une action méchante, vous pouvez tout de même opter pour une action clémente si cela convient mieux à la situation.

Autour de la table

En pratique toutefois, la palette est plus large que ce binôme, et je vois autour de moi dans les pratiques, les diffusions, les conseils, divers degrés de clémence et de méchanceté. Je les classe sur une échelle en 6 degrés, disons, de méchanceté. Quand la MC choisit une action, elle peut être de très clémente à vraiment méchante :

  1. La MC décrit quelque chose, qui peut être menaçant ou autrement préoccupant, mais ce n’est pas un problème immédiat, ce ne serait pas une erreur – c’est à dire que ce ne serait pas donner à la MC une occasion en or – de ne pas s’en occuper. (Exemple : « au-dessus de toi, tu vois un pot de peinture ouvert et mal posé sur l’échafaudage, que fais-tu ? »)

  2. Rien n’arrive encore, mais quelque chose arrivera si les joueuses ne s’en occupent pas, si pas maintenant dans un avenir très proche. (Exemple : « au-dessus de toi, tu vois un pot de peinture en train de vaciller sur l’échafaudage, il va tomber, que fais-tu ? »).

  3. Quelque chose est en train d’arriver, et il y a urgence, il faut agir maintenant ou il y aura tout de suite des conséquences (cela va être le cas également des deux degrés suivants, les différences se trouvent dans les options laissées aux joueuses) ; choisis ce que tu fais pour l’empêcher ou subis les conséquences là maintenant. (Exemple : « au-dessus de toi, le pot de peinture valse une dernière fois et tombe, que fais-tu ? »)

  4. Quelque chose est en train d’arriver, et il y a urgence ; choisis ce que tu fais pour l’empêcher et réussis le test assorti pour l’empêcher, ou subis les conséquences là maintenant. (Exemple : « le pot de peinture tombe sur toi, explique-moi comment tu fais pour l’éviter, pour voir quel jet faire ? »)

  5. Quelque chose est en train d’arriver, et il y a urgence ; réussis ce test prescrit pour l’empêcher ou subis les conséquences là maintenant, que fais-tu ? (Exemple : « le pot de peinture tombe sur toi, Agis face au danger pour l’éviter »)

  6. Quelque chose est arrivé, subis les conséquences là maintenant. (Exemple : « le pot de peinture tombe sur toi, tu es couvert de peinture, que fais-tu ? »)

Il y a quelque chose d’intéressant dans cette progression en termes de choix et d’agentivité (gros mot pour dire : l’influence qu’une joueuse a sur le déroulement de la partie) : ceux-ci se réduisent tout du long de la liste, mais se rouvrent pleinement pour le dernier point. De l’option 1 à la 5, l’agentivité et les choix offerts à la joueuse s’amenuisent. Ceux de la joueuse, et également ceux de la MC, qui se retrouve plus au moins engagé dans cette voie. Ainsi que ceux du reste de la table qui souvent doit attendre la fin de la résolution de la situation.

Sauf la dernière option qui, si elle n’offre aucune chance à la joueuse d’éviter les conséquences – c’est trop tard –, rouvre complètement les possibilités.

Le piège

J’arrive à la conclusion que les approches 4 et 5 ne sont pas les meilleurs pratiques. Le choix proposé à la joueuse est moins riche, tout au plus le choix d’une action du jeu, implique de subir le résultat des dés, avec un peu d’habillage narratif. Ce sont en quelque sorte des tunnels dans la partie.

J’ai constaté sur le terrain qu’une fois ces actions de MC acceptées, encouragées par les premiers essais réussis, par l’exemple et les conseils, elles prennent l’habitude de s’enchaîner les unes aux autres, des tunnels succédant aux tunnels. « Tu as évité le pot de peinture, fais un jet pour ne pas glisser dans la flaque. Fais un jet pour arriver à trouver du nettoyant… À nettoyer tes vêtements sans les détruire… ». Dans les cas les plus fort, ces tunnels sont proposés non seulement dans les cas proposés par les règles (quand la MC peut jouer une de ses actions, soit quand les joueuses la regardent en attendant, quand elles ratent une action ou quand elles lui donnent une occasion en or), mais également sur les réussites partielles (7-9) “oui mais”’, dans l’idée d’offrir un choix intéressant et pas trop gentil, prenant encore plus de place.

C’est très lié à la manière dont sont présentées et dont la MC s’approprie les actions de joueuse fourretout telles que Agir face au danger (AW) ou Défier le danger (DW). Dans les règles du jeu, mais aussi dans la littérature, et dans la culture ludique qui accompagne ces jeux.

Lorsque je relis attentivement les règles, j’ai l’impression que c’est contraire à ce qui est prescrit. Bon, ça, en fait, ça n’a pas grande importance pour moi. Ce qui en a, c’est que je trouve que ces règles sont telles pour d’excellentes raisons : proposer des choix riches, garantir l’agentivité et veiller au rythme des parties. Les options 4 et 5 sont une dérive de la pratique, qui semble vertueuse et utile au premier abord, mais qui s’avère pour moi négative au moyen et long terme, avec la répétition. Lorsqu'elles deviennent des tunnels de conséquences, elles sont une version apocalypsienne du dirigisme, l’exact opposé des actions en cascade proposé par le PbTA (l’enchaînement des actions en réaction l’une de l’autre, mais avec un véritable choix à chaque étape, entraînant l’imprévisibilité de la partie et la liberté). Un dirigisme que l’on peut pratiquer de toute bonne foi en jouant sincèrement pour voir ce qui va se passer. Pas un dirigisme dans le sens où la MC pousserait les joueuses vers un résultat précis, prédéterminé, mais dans le sens où leur liberté de choix est très restreinte. C’est différent pour la MC, mais l’effet est identique pour les joueuses.

Pour moi, les bonnes options, celles qui offrent un maximum de choix et d’agentivité aux joueuses, sont celles où aucune action précise n’est imposée par le cadrage de l’action de la MC. Donc les options :

  • Les options 1 et 2, qui correspondent grosso-modo à l’action de MC Annoncer des emmerdes à venir, avec deux degrés d’urgence.

  • L’option 3, qui peut correspondre par exemple (mais pas uniquement) à l’action de MC Coinces-en un dans AW (le Put someone in a spot de la VO est un libellé un peu plus explicite) ou Mettez quelqu’un dans une situation difficile de DW, reste un choix informé, avec une certaine liberté : la joueuse a complètement le choix de comment elle s’y prend pour traiter la situation, même si les options sont un peu plus réduites que dans les options 1 et 2. C’est le choix qui reflète un danger pressant. Elle correspond d’ailleurs bien à l’exemple donné dans les règles d’AW (« Il te balance sa tronçonneuse à la face ! Qu’est-ce que tu fais ? »).

  • Et la 6 qui est l’action méchante correspondant à la situation.

Retour au fair-play

En ouverture, je parlais de fair-play : dans ce type de jeu – et, pour moi, c’est une bonne pratique à utiliser dans la plupart des situations même en dehors de ces jeux-là – on ne place pas une action méchante sans avoir averti la joueuse, on ne la pénalise pas pour quelque chose qu’elle ne connaît pas. Il y a d’ailleurs souvent une action de MC du type Dis-leur ce qu’il risque de se passer et pose-leur à nouveau la question (AW) ou Indiquez aux PJ les conditions ou les conséquences de leurs actions (DW). C’est très important. Une action méchante, c’est quand la joueuse a choisi, en connaissance de cause, de laisser cette ouverture. Pas quand elle fait une erreur sur un malentendu. Et l’action méchante sur un échec aux tests, alors ? me direz-vous. C’est dans le contrat de jeu : si une joueuse choisit de faire une action de joueuse où elle doit lancer les dés, elle choisit sciemment ce risque. D’ailleurs, de nombreuses actions prescrivent précisément ce qui peut se passer en cas d’échec, et c’est souvent également « dicté » par la fiction, par la direction narrative du moment. C’est donc un choix informé, même s’il peut comprendre un aspect aléatoire et un aspect arbitraire (ou, plutôt, arbitral).

Conclusion personnelle

Du coup, je fais attention au fair-play, et j’évite les options tunnels 4 et 5 qui ne sont pas des choix très intéressants dans un PbTA. C’est également du fair-play de cultiver l’agentivité et l’étendue des choix des joueuses. Je choisis de préférence des actions qui préservent cela et, dans la mesure du possible, évite les tunnels. Je ne prescris pas comment les joueuses devraient réagir.

Quand je me rends compte qu’une option 4 ou 5 est ce qui me semble logique dans la fiction, j’essaye d’élargir les choix pour ne pas imposer un jet si le jeu ne l’impose pas, ou je passe directement aux conséquences. Surtout, j’essaye de ne pas enchaîner ce type d’actions de MC.

Je ne pense pas qu’il faut à tout prix éviter, tout le temps, ces options 4 et 5 ; parfois c’est ce qui s’impose, ce qui a le plus de sens, mais elles sont certainement à manier avec prudence et parcimonie. Il est utile de prendre un peu de recul pour vérifier qu’il n’y a pas une meilleure approche.

Note à propos des jets de sauvegarde

L’option 5 ressemble assez fort à un jet de sauvegarde dans un jeu tel que Donjons et Dragons : un jet de dés pour éviter une conséquence néfaste. Il y a toutefois, pour moi, des différences importantes entre une action de MC et un jet de sauvegarde, car dans un jeu tel que Donjon :

  • le type de jeu est différent, les jets plus nombreux mais ont généralement un impact narratif bien plus progressif,

  • après le traitement des conséquences mécaniques, le flux de la partie suit son cours (règles d’initiative, etc.) sans pénaliser la joueuse ; dans un PbTA c’est en général le retour de la parole au MC,

  • les conséquences ludonarratives et le temps de traitement sont totalement différents : l’échec à un jet de sauvegarde implique une conséquence prescrite par les règles, assez rapide à traiter, pas un choix ouvert pour le MJ d’une action narrative.

Les jets de sauvegarde font partie intégrante de l’expérience de jeu proposée et n’y sont en rien, pour moi, un problème.

Attribution et remerciements

  • Illustration de l’excellent Guillaume Jentey, visitez son site découvrez ses jeux formidables sur itch.io, je citerai Sandbucket, un jeu de rôle narratif sans préparation et sans meneur de jeu pour jouer des aventures épiques dans un monde d'Héroic Fantasy en 30 minutes , Milky Monsters (en anglais uniquement), un hack de Macchiato Monsters pour jouer avec des enfants, Sonja et Conan contre les ninjas (en français, mais aussi en anglais et bientôt en japonais) — le titre parle de lui-même et je n’ai plus assez de mots — et Archipèlerins (finaliste du Game Chef francophone 2019), un jeu de rôle sur un voyage initiatique et des sombres secrets.

  • Reclectures : merci à Asgard Odin et Benoît Papy (aka Dithral) pour leurs relectures attentives et leurs nombreuses suggestions – ils m’ont forcé à refondre complètement l’article et franchement c’est bien mieux comme cela, merci les amis !